Les images du corps féminin dans la psyché, en travail




Evelyne Prieur-Richard
Article publié dans LES DOSSIERS DE L’OBSTÉTRIQUE
n°455
Février 2016.
Dossier L’IMAGE DU CORPS




1. Introduction
2. Les images du corps dans la psyché
3. Les images du corps dans la vie psychique féminine
4. Les images du corps dans la vie psychique en travail
      4.1. Le corps enceint
      4.2. Le corps en couches



1. Introduction


L’accouchement est une expérience tant psychique que physique. Je laisserai aux spécialistes de la naissance, aux sages-femmes bien nommées, aux obstétriciens et anesthésistes, le versant physique qui est de leur compétence en soulignant toutefois combien ces professionnels sont sensibilisés dans leur pratique quotidienne à la dimension psychique de l’accouchement.

Ma contribution plus modeste se situe en amont et en aval : dans mon cabinet de thérapeute- analyste, d’où l’on peut envisager les peurs avec recul et circonspection, d’où l’on peut rêver et fantasmer cet avènement, en panser les blessures et en élaborer les traumas.

Il s’agit d’un espace, d’un temps et d’un cheminement autres. Se préparer à une conception, à une grossesse et à un accouchement nécessite souvent des années. Repenser à un accouchement qui ne peut s’intégrer dans une continuité d’existence peut prendre des années également.

En psychanalyse toujours une femme évoquera l’enfantement, que cette expérience et cette pensée l’aient accompagnée avec plénitude, regret, honte, chagrin, colère, fierté, joie ou toute autre note affective dans l’infini des possibles. Toujours une femme évoquera l’enfantement, qu’elle ait porté des enfants dans sa chair ou n’ait pas vécu cette expérience-là.

Pour une femme, chaque accouchement est une expérience intime de rencontre avec elle-même, avec son enfant, et le plus souvent avec le père de cet enfant.

Toute femme peut témoigner de la singularité de chacun de ses accouchements. C’est cependant transformée par son expérience précédente qu’elle abordera la suivante. Le capital d’illusions ou de désillusions, de traumas ou d’éblouissement sera remis en jeu à chaque nouvelle approche du terme annoncé.

Selon sa place dans sa fratrie de naissance, la femme se situera différemment pour la naissance du premier, du deuxième ou du troisième de ses enfants. Elle se projettera davantage dans celui qui s’inscrit à la même place qu’elle. La charge émotionnelle sera plus forte et les épreuves de séparations successives en porteront la marque.

Le cabinet du psychanalyste est un espace privilégié où se murmurent les mots de cette intimité.
En amont le psychanalyste aidera la femme à décontaminer les éléments porteurs d’angoisse, et en aval il l’aidera à faire le deuil d’un accouchement idéal, à élaborer la souffrance consécutive aux traumas advenus lors de la mise au monde de son enfant, et à faire circuler la vitalité libidinale dans les voies génitales parfois endommagées par un passage douloureusement éprouvé.

Lorsqu’une effraction du réel vient heurter un fantasme sous-jacent attaché à l’imaginaire personnel ou universel évoquant la sexualité, la séparation ou la mort, il arrive que le psychanalyste doive entrer en scène pour délier ces éléments entrés malencontreusement en collusion, car ils peuvent générer une symptomatologie multiple ou faire le lit d’une pathologie dépressive.
Mettre un enfant au monde en lui donnant la vie est dans le même temps lui accorder son statut intrinsèque de mortel. Les rencontres entre vie et mort dans cette période peuvent occasionner des troubles sévères.

Les exemples de ces collusions sont innombrables. Il s’agit de la mort d’un parent en même temps que l’arrivée d’un enfant, du souvenir d’un enfant mort, de l’arrachement à une mère de naissance, du réveil dans la mémoire inconsciente de proches disparus, d’un abus sexuel dans l’enfance, d’une maladie survenue à la suite d’un accouchement, du souvenir inconscient d’une dépression maternelle, de la séparation d’un couple ou du départ d’un amant, et de toute autre situation que le lecteur complètera par ses propres associations.
Tout ce qui est réveillé alors que circulent vivifiés les fantasmes inconscients rattachés à la sexualité, la séparation et la mort peut faire fracas et entraver le bon déroulement psychocorporel de l’accouchement et de ses suites.

Tout ce qui peut advenir dans la vie d’une femme qui accouche concernant la sexualité, l’accident, la rupture et la mort, est susceptible de brutaliser les fantasmes inconscients et de lever soudainement le refoulement mis en place depuis fort longtemps, créant ainsi un risque sévère pour l’état de santé psychique de la femme accouchée.

Si sexualité et mort sont marqués de refoulement ou entourés de marquages symboliques c’est pour les inscrire au mieux dans la culture d’une société donnée et les rendre assimilables par la psyché humaine. Dans l’expérience de l’accouchement, les fantasmes inconscients reliés à la mort et à la sexualité restent la plupart du temps marqués du sceau du refoulement et reposent dans l’inconscient. Tout surgissement inopiné peut ouvrir des voies dangereuses pour le destin de la femme concernée, et continuer à imprimer de multiples manières sa marque dans les générations suivantes. Une fille née d’une mère happée par un tel surgissement peut voir son potentiel de fécondité endommagé, en restant psychiquement collée à cette mère pour en colmater imaginairement l’hémorragie narcissique. C’est pourquoi, penser une théorisation psychanalytique de l’accouchement, ainsi qu’une clinique de cette expérience unique et universelle, peut être fertile si elle est croisée à celles des praticiens qui accueillent les femmes dans une approche confiante et sensible.

Mes repères théorico-cliniques se réfèrent à une conceptualisation des images du corps dans la psyché qui sans cesse sont réinterrogées lorsque le corps est traversé, agi et remanié, comme c’est le cas dans une grossesse et un accouchement alors que l’imaginaire y est particulièrement sollicité.



2. Les images du corps dans la psyché



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Pour ma part je décline cette notion au pluriel. Nous autres humains sommes des êtres pour lesquels l’imaginaire est prépondérant. Par nos multiples capteurs sensoriels, en tout premier lieu la vision, nous recevons une infinité d’images de notre environnement et en fabriquons sans cesse dans notre vie intérieure car nous aimons nous raconter des histoires. La relation à notre corps propre n’est pas exempte de cette production. Le reflet dans un miroir ou dans le regard des autres nous renvoie diverses images de nous-mêmes et de notre corps. Les plus nombreuses ont été nourries par la multiplicité de nos sensations, émotions et désirs intimes éprouvés au cours de notre vie, essentiellement dans ses premiers temps, socle sur lequel reposent toutes les autres par la suite.

Ces images du corps, conscientes et inconscientes, sont donc innombrables. Certaines sont figées et enkystées, d’autres souples et en mutation continuelle. Le travail du psychanalyste est de permettre à certaines images du corps d’évoluer en corrélation avec la maturation affective d’un sujet donné, et de débusquer celles qui sont retenues dans des positions régressives entravant le sujet dans son évolution spontanée. Plus les images du corps seront libérées d’une angoisse envahissante, plus elles retrouveront une irrigation libidinale de qualité, renforçant le narcissisme de la personne.

Il est aisé pour tout un chacun de comprendre ce que sont les images conscientes du corps portées par des représentations mentales. Les images inconscientes du corps, elles, circulent dans la vie fantasmatique d’un sujet, génèrent des symptômes ou lui permettent d’épanouir sa personnalité. Elles adressent souvent un message à « un Autre » pris comme interlocuteur privilégié. Les images conscientes cohabitent dans la psyché avec des images inconscientes harmonieuses, en souffrance ou immatures.



3. Les images du corps dans la vie psychique féminine



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Je ne vais pas reprendre ici ce que, depuis Freud, de nombreux psychanalystes ont élaboré concernant la sexualité féminine, car ce champ immense de la théorie et de la clinique a entraîné des controverses légitimes pendant un siècle, compte-tenu du postulat de départ qui était de calquer le développement psychosexuel de la petite fille sur celui du petit garçon, et de considérer la sexualité féminine uniquement marquée d’un manque. Manque de pénis, évidemment.

Je souhaite inscrire ma propre élaboration dans la continuité de certains, à partir de cette conceptualisation des images du corps dans la psyché. A chaque étape de son développement, la petite fille, l’adolescente puis la femme adulte a un sexe féminin différencié de celui du garçon et de l’homme, avec un fonctionnement physiologique et hormonal propre. Elle a donc des sensations et des fantasmes en lien avec son sexe singulier, irrigué par une libido qui évolue au fil de sa maturation affective et de ses diverses expérimentations.
La particularité du sexe féminin, en contraste et complémentarité avec celui de l’homme, est d’être enclos et invisible (seule une partie externe se laisse entrevoir). Toutes les sensations qui y circulent, touchent l’en-creux et l’intériorité.

Le sexe féminin comprend les petites lèvres, la vulve, l’hymen (avant une première pénétration), le clitoris, le vagin, le col de l’utérus, l’utérus, les trompes et les ovaires. Chaque élément de cette anatomie est investi de multiples manières au long du développement psychosexuel et entre en résonnance avec la culture dans laquelle une femme évolue.

Sans avoir une représentation construite de son sexe, une petite fille dès l’âge de quatre ou cinq ans en a une prescience, nourrie de ses sensations intimes, de ses fantasmes œdipiens et des identifications à sa mère. Ses images inconscientes lui permettent de le représenter dans tous ses dessins : outre les indices extérieurs d’une féminité expressive soulignée par des personnages portant des chaussures à talons hauts, une belle robe, une coiffure soignée et autres atours tels que boucles d’oreilles et collier, il est touchant de constater combien la petite fille soigne l’intérieur de son dessin. Elle représentera toujours un triangle bien net désignant une jupe : image de cet utérus encore inconnu. Les boutons sur le tee-shirt dévoilent une promesse de croissance pour ses seins. Elle s’appliquera à colorier de délicates petites fleurs, qu’il est aisé de reconnaître comme son advenir de jeune fille en fleur puis de femme portant fruit. Ces fleurs crayonnées sur les jupes nous indiquent que les ovaires sont déjà subtilement perçus. La présence du sac à main dévoile ce primat du contenant féminin dans les images inconscientes de son corps sexué.

Ce ne sont donc pas que clitoris et vagin qui sont précocement ressentis. Sa génitalité et sa maternité à venir sont en germe dans les images inconscientes de son corps. Des sensations intimes mêlées à d’innombrables fantasmes maillent dès le plus jeune âge l’étoffe de son identité sexuée. L’imagerie fabuleuse des princesses en dévoile toute la richesse.
Ces représentations imaginaires s’étayant sur le réel du corps sont traversées de récits, de bruits, de visions, de sensations tactiles ou internes, d’émois éprouvés, ainsi que de découvertes et d’explorations …

Certaines de ces images sont lestées d’angoisse, envahies de culpabilité ou alourdies de douleur ne pouvant qu’inhiber les expériences à venir.
D’autres en revanche, libres et déliées, soutiendront la femme adulte dans ses prises de risque nécessaires pour progresser vers la jouissance orgasmique et la maternité.
La sexualité humaine n’est pas donnée. Elle est à construire. C’est l’expérience subjective de chacun qui ouvre ce chemin.

Il en va de même dans les étapes de « l’advenir-mère » depuis la conception et la grossesse jusqu’à l’accouchement (sans parler de l’allaitement et de l’instauration des premiers liens avec l’enfant).
La psychanalyse, après Freud, parle de « refus du féminin ». Dans la plupart des cas, c’est une immaturité dans la construction du féminin par une défaillance des images du corps sexué qui empêche une femme d’accéder à son potentiel génital. Le travail psychanalytique consiste alors à décontaminer les images du corps de l’angoisse ou des interdits inhibiteurs, ce qui permet la reprise d’une évolution spontanée grâce aux expériences que la personne peut enfin explorer.

La sexualité féminine s’établit à partir de sensations et d’émotions qui pénètrent en son intérieur, ce qui donne toute sa subtilité à la sensibilité d’une femme, mais peut également par la posture d’accueil nécessaire, occasionner la mise en place de mécanismes défensifs qui gèlent le processus.
Tous les orifices de son corps sont sollicités : vagin, anus, méat urinaire, bouche, oreilles, narines par l’odorat invité, ainsi que toute la surface de la peau. Or il se peut que des confusions d’orifices génèrent une symptomatologie insistante. Le jeu avec les différentes portes d’entrée du corps enrichit une sexualité épanouie, mais la confusion entre ces orifices perturbe les circulations libidinales.

Pour un psychanalyste, penser la sexualité féminine à partir de ces images du corps dans la vie psychique permet d’être attentif aux représentations apportées par une patiente, d’entendre la dynamique fantasmatique qui les sous-tend, et d’accompagner convenablement les processus de symbolisation. Nombre de distorsions des images du corps peuvent ainsi être repérées car un imaginaire destructeur ou immature parasite parfois les expériences génitales d’une femme. Cela peut être le cas lors d’une grossesse ou d’un accouchement, si les images du corps sexué s’avèrent infantiles, en décalage avec la réalité et envahis de fantasmes dévastateurs.

La subjectivité engagée de manière inédite grâce à un remaniement de l’imaginaire corporel permettra que l’avènement psychique de la grossesse et de l’accouchement puissent se vivre avec suffisamment de sérénité.
Les éléments consubstantiels à la génitalité féminine qui sont l’effraction et un minimum de violence érotiquement transformée dans l’échange avec un partenaire, se retrouvent dans l’expérience de l’accouchement et garantissent de la capacité psychique de la femme à supporter cette épreuve.

4.Les images du corps dans la vie psychique féminine, en travail


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Je m’en tiendrai ici à la particularité des images du corps à l’abord et au cours de l’accouchement, mais celles concernant la conception méritent aussi une grande attention afin que des troubles liées à ces défaillances ne viennent pas perturber le processus indispensable à l’établissement d’une maternité.



4.1 Le corps enceint



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Le corps subit pendant la grossesse une transformation dont certaines femmes ont rêvé avec enthousiasme, portant dès les premières semaines des tenues prévues pour les mois proches du terme. D’autres à l’inverse redoutent la métamorphose de leur corps appréhendant celle-ci avec une angoisse proche d’une terreur de la dysmorphie. Cette évolution en accéléré du corps féminin, hors état pathologique, est unique à l’âge adulte et peut réveiller des angoisses antérieures, en particulier celles qui ont traversé la psyché de l’adolescente si celle-ci avait mal vécu les transformations de son corps à la puberté.
Une jeune fille ayant vécu une anorexie sévère, insuffisamment traitée au regard des images du corps, peut être empêchée de grossesse des années plus tard. Si toutefois une cicatrisation psychique lui a permis d’être enceinte, une vigilance reste nécessaire. J’ai accompagné des femmes dans cette problématique, les soutenant pour trouver de bonnes identifications dans leur environnement. La plupart, arrimées à une haine maternelle féroce, luttaient pour ne pas être débordées par la haine d’elles-mêmes devant leur prise de poids se traitant de « grosses vaches » et autres sobriquets charmants.

Si depuis longtemps la femme a rêvé avec plaisir de ce changement d’état, ses images du corps concernant la grossesse seront solides et stables. C’est avec une bonne irrigation libidinale et une certaine fierté qu’elle traversera cette étape. Les incidents de parcours ne troubleront pas sa joie. Si en revanche un grave accident surgit, un deuil éprouvant de ses images idéalisées pourra précipiter celle-ci dans un désarroi terrible, tant la réalité s’avèrerait différente de ses fictions fantasmées.

Si l’état de grossesse n’a jamais été objet de rêverie, la femme peut se trouver désemparée à la vue de son ventre s’arrondissant. Elle peut se sentir soumise à une lassitude extrême, imaginant que tous ses gestes et déplacements doivent être limités. Il est frappant de constater comment certaines femmes s’accommodent des désagréments d’une grossesse, sans jamais s’y attarder tant les compensations narcissiques supplantent ces petits inconvénients, et combien d’autres se sentent invalidées par leur condition. Une grossesse pourtant désirée peut être mal vécue si les images du corps d’une femme enceinte n’ont pas été installées, même en germe depuis longtemps.

Certaines femmes à l’inverse, font fi de leur état et s’agitent de la même manière qu’avant la grossesse, maugréant du besoin de sommeil augmenté pendant les premiers mois, ou se disqualifiant face à un certain ralentissement d’activité lorsqu’elles approchent du terme. Celles-ci manquent d’identifications féminines « en gestation » valorisantes.

La grossesse est le moment où la sexualité s’exhibe dans le corps. Certaines femmes en retirent une fierté phallique et l’utilisent d’une manière provocante, d’autres supportent cette transparence de la sexualité avec gêne, tandis que d’autres vivent cette expérience dans une plénitude féminine authentique.



4.2 Le corps en couches



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L’accouchement qui est une rupture avec l’état de grossesse, est marqué par les éprouvés précédents. Selon que les privilèges octroyés étaient appréciés ou que les inconvénients devenaient insupportables, l’approche du terme sera envisagée de manière contrastée. Fin d’un état idéal et deuil à accomplir, ou terme d’une épreuve.

Si la transformation du corps a été rapide pendant la grossesse, celle qui intervient au moment de la mise au monde de l’enfant est bien plus brutale encore. La femme est délestée de cet enfant qui sans doute l’encombrait les derniers temps et avec lequel elle avait hâte de faire connaissance, mais ce petit être l’accompagnait dans son ventre et ses rêveries d’une manière moins envahissante que par la suite, lorsqu’elle doit répondre à ses besoins alors que les siens propres passent au second plan.

Malgré le vide souvent éprouvé à l’intérieur et cette charge nouvelle à l’extérieur, la femme ne retrouve pas immédiatement la silhouette qui était la sienne avant l’accouchement. Si elle allaite, la transformation de ses seins sera également à prendre en compte psychiquement, travail supplémentaire que certaines femmes n’ont ni la force ni le désir d’effectuer. D’autres à l’inverse qui font dériver toute leur libido dans le plaisir du peau à peau avec leur bébé et dans l’excitation du mamelon, souffriront au moment du sevrage.

La femme dont c’est le premier accouchement, ou celle dont l’expérience précédente reste marquée d’une souffrance encore insistante, a besoin d’être rassurée par un personnel compétent qui la soutiendra dans une représentation claire des différentes étapes du processus. Les séances de préparation à l’accouchement ont une fonction primordiale car la symbolisation est essentielle pour contenir un imaginaire corporel parfois loin de la réalité somatique tant les images inconscientes sont prépondérantes. Plus la symbolisation sera opérante, plus la femme aura de chance de vivre son accouchement de manière active si aucun accident notoire ne vient rompre un processus normalement démarré, car malgré les progrès de l’obstétrique l’accouchement reste une situation dans laquelle un imprévu peut survenir.

Que ce soit dans la représentation de l’accouchement ou dans le récit qui peut en être effectué par la suite, il est toujours frappant de constater combien celui-ci reste majoré d’une grande charge affective compte tenu du bouleversement émotionnel occasionné par la venue au monde d’un enfant. L’accouchement est souvent imaginé avec angoisse ou envisagé de façon idéalisée. De la même manière, dans l’après-coup, soit il est remémoré de manière traumatique, soit il est sublimé. Dans tous les cas, la vie fantasmatique fait son œuvre.
Le récit de l’accouchement fait partie des coulisses et est peu confié dans ses détails tant il est du registre de l’intime, le nouveau-né prenant à juste titre toute la place sur la scène partagée avec les autres. Toutefois, ce qui s’y est déroulé reste toujours disponible dans la mémoire d’une mère.

La douleur est ce qui résonne le plus dans l’inconscient collectif féminin concernant l’accouchement. A notre époque et dans notre société où l’anesthésie péridurale est courante et bien maîtrisée, la douleur est envisagée d’une manière innovante au regard de l’histoire de l’humanité. Cette question nécessite pourtant une interrogation des fantasmes sous-jacents. Dans toute situation douloureuse un soulagement est accepté sans hésitation. Une médication chimique ou toute forme d’anesthésie est ordinairement envisagée pour des soins dentaires, la moindre blessure ou tracas quotidien. Personne, hors pathologie masochiste sévère, ne souhaite ressentir une souffrance physique sous prétexte de vivre pleinement une expérience.

Une attention de plus en plus importante est portée au traitement de la douleur pour les malades en fin de vie, et toute personne sensée se réjouit de cette précaution. Peu d’entre nous évoquent la nécessité pour l’agonisant de vivre pleinement le passage en gardant sa sensibilité entière lors de ce franchissement. Pourtant en ce qui concerne l’accouchement, la question de l’anesthésie péridurale peut être vécue de manière très ambivalente. Elle est parfois refusée car la femme veut « vivre pleinement son accouchement » et imagine que cela ne serait pas le cas avec une atténuation de la douleur. Les anesthésistes sont toutefois vigilants dans leurs dosages et font en sorte que la femme sente suffisamment le passage de son enfant.

Des praticiens sont surpris parfois d’entendre gémir une femme sous anesthésie, comme si l’inscription de la douleur siégeait quelque part où elle ne pouvait être effacée. Dans d’autres cas des femmes épuisées par des heures de travail refusent obstinément un soulagement, afin d’aller au bout d’elles-mêmes, dans un dépassement nécessaire pour un accouchement « réussi ». Un sentiment d’échec viendrait s’infiltrer si un apaisement à cette douleur leur était apporté.

Les images du corps dans la vie psychique féminine concernant l’accouchement sont travaillées par cette fantasmatique de la violence, de l’épreuve et de la douleur.
La question de la douleur signant l’authenticité d’un accouchement évoluera inévitablement du fait des transmissions d’inconscient à inconscient entre générations.

L’accouchement n’en restera pas moins marqué de violence, de sexualité et de séparation car aucune anesthésie ne viendra à bout des images dans la psyché. Toujours la traversée du sexe maternel laissera des traces dans l’inconscient de l’enfant ainsi que dans les souvenirs de la femme, souvenirs de souffrance et souvenirs de jouissance.
Toujours la question de la mort sera posée pour cet être accueilli sur la terre des mortels. Toujours cette « séparation et rencontre » première inaugurera les séparations ultérieures génératrices de rencontres pleines ou évitées.
Cette expérience est impactée d’une part de violence inévitable. Lorsque la brutalité physique est atténuée et que la douceur s’y substitue, une disponibilité intérieure peut soutenir la traversée.

Lorsqu’un fracas retentit sur les images du corps d’une femme avant ou après son accouchement, une aide psychothérapeutique peut être nécessaire pour que la femme n’en sorte pas trop abîmée psychiquement. Les images du corps doivent être souples dans ce contexte de remaniement très intense et rapide. À chaque fois que j’ai écouté en analyse des femmes ayant subi une césarienne, j’ai pu constater qu’un chemin important était à parcourir pour intégrer pleinement cette expérience.

J’ai accompagné à plusieurs reprises des femmes qui avaient été retirées à leur mère de naissance et confiées dès leur plus jeune âge à des parents aimants et soutenants. Cette adoption réussie et l’élaboration psychanalytique leur avaient permis d’envisager une grossesse avec tous les questionnements affectifs inhérents à un tel contexte. Des fantasmes d’une violence inouïe envahissaient la psyché et mobilisaient une angoisse de mort, de meurtre et de viol quand elles envisageaient leur propre accouchement. Grâce aux images jaillissant dans les rêves, il apparut que leur propre naissance avait été vécue sur le registre de l’arrachement, et que pour leur mère génitrice également la désolation avait dû être très vive. Comme le lieu du déchirement était le sexe féminin maternel, des proto-images, fantasmes archaïques de viol, meurtrissaient leur imaginaire corporel.

Longtemps avant la possibilité d’une conception puis au fil de la grossesse, ces images du corps ont été décontaminées de leurs fantasmes destructeurs, et le futur accouchement rendu accessible. Leur mère de naissance avait disparu, il était donc inévitable pour elles que la mort advienne en cet instant crucial.
Les méthodes analgésiques contemporaines ont bien aidé à amortir le choc appréhendé, et l’arrivée de l’enfant a pu se vivre dans l’émotion et la rencontre, les larmes de tendresse se mêlant aux larmes de détresse comme pour laver et éloigner la mémoire du désastre.

Ce moment de l’accouchement est travaillé par une dilatation de la vie psychique qui voit affluer une multitude d’images réveillées aux abords de l’épreuve. Le psychanalyste est accoucheur et passeur. Il soutiendra la femme pour transformer ses images du corps mortifères en images de vie et de promesses à venir.

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