La tache à l'échographie fœtale, une ombre lumineuse

Une image du corps-écran sur la scène des origines

Evelyne Prieur-Richard


                                                                    Il est, de toute évidence, très difficile pour certains
                                                                    humains, et peut être pour tous les êtres humains
                                                                    d’accepter le déterminisme comme un fait fondamental ;
                                                                    on sait que les voies pour y échapper ne manquent pas.
                                                                    D.W.Winnicott




Mon tout premier contact avec Mathilde m'avait laissé une impression saisissante. Sa voix chuchotée au téléphone avait d'emblée posé une énigme. Appelait-elle de son lieu de travail ou d'un espace public et souhaitait-elle ainsi installer une confidentialité ? Avais- je à faire à une personne mélancolique comme j'en avais rencontré en institution psychiatrique, dont la voix détimbrée signait, entre autre symptôme, la gravité d’une pathologie dépressive très installée ? Ou une inhibition s'était elle emparée d'elle au moment de prendre le combiné ?

Je ne pouvais en tout cas rien me représenter de la femme qui se cachait derrière ce souffle. Je percevais seulement que les paroles énoncées avaient bien des difficultés à trouver un passage pour me parvenir. Je me revois en train d'écarquiller les yeux pour mieux entendre ce qui ne se disait pas. Premier contact qui, en effet, annonçait nettement la suite de nos échanges. Je compris toutefois : «enceinte », « très angoissée » et « tout le monde me dit qu'il faut... » Évidemment, tout le monde disait, pendant qu'elle ne disait rien ou s'efforçait de ne rien dire.

Je reçus tout de même Mathilde peu de jours après cet appel, puis à trois reprises sur les deux semaines qui ont suivi, alors même qu'elle continuait à faire porter sa demande (ou sa non-demande) de thérapie, par et pour "les autres : son mari, son médecin, sa sœur, ses amies. Moi, je ne vois pas trop ce que vous pourrez faire pour moi. »

Elle se situait à l'exact opposé de ce que nous rencontrons très souvent. Bon nombre de personnes formulent une demande alors que nous ressentons, par leur inertie à se mobiliser dans le travail psychique, une immense résistance de leur part. Mathilde, elle, formulait une résistance explicite à « tout ce qui est psy », alors qu'une alliance thérapeutique et une collaboration très authentique se mettait en place. Je ne comprenais cependant quasiment rien à ce qu'elle formulait. Ni dans son contenu manifeste, et encore moins dans le contenu latent.

Elle venait toutefois très ponctuellement aux rendez- vous proposés et il me sembla que l'angoisse qui l'étreignait au début commençait à se desserrer. Elle parlait beaucoup, d'une voix parfaitement timbrée, ce qui me laissait perplexe sur ce premier appel. Mais ses propos étaient fouillis, parfois vraiment confus, et m'obligeaient à l'interrompre pour tenter d'y mettre de la cohérence et du sens. Je m'étais interrogée sur la potentialité d'une pathologie psychotique mais écartait cette éventualité. Je devais me résoudre à admettre qu'une très forte angoisse désorganisait une construction psychique et mentale qui était semble-t-il tout à fait en place jusqu’alors.

Mathilde se présentait comme une personne raffinée, élégante et cultivée. Elle exerçait une activité professionnelle à responsabilité à laquelle elle consacrait beaucoup d’énergie. Elle me dit qu'elle était très amoureuse de son compagnon avec lequel elle vivait depuis huit ans. Elle était mariée depuis quelques mois et je constatais qu'elle utilisait tour à tour « mon compagnon » ou « mon mari », pour parler de « Florian » dont le prénom ne tarda pas à apparaître dans nos séances. Elle était enceinte de trois mois et déclara, à peine assise en face de moi, que tout s'était effondré au moment précis où elle vit " « cette tache à la deuxième échographie ».

Il me fallut plusieurs séances pour comprendre qu'une échographie qui confirmait la grossesse avait eu lieu lors du premier mois, puis une deuxième dans le troisième mois. « Il m'avait semblé voir la tache la première fois, mais c'était comme une angoisse de fond que je faisais taire. C'est à la deuxième échographie que cela s'est confirmé » expliquait-elle.

Je rencontrai Mathilde deux fois par semaine tout au long de sa grossesse. Il me fallut plus d'un mois avant d'être bien certaine que le fœtus ne présentait aucune anomalie de développement, et que cette « tache », qui plus tard se transforma en « ce flou » , n'était en fait qu'une forme normale , visible sur l'écran ainsi que sur les clichés échographiques que Mathilde me disait avoir toujours à portée de main . Pendant plusieurs séances, ayant sorti ces documents de son sac, elle parla en caressant l'enveloppe qui les contenait et en s'agrippant à elle, ouvrant pour moi un espace fantasmatique sans limite.

Car Mathilde savait consciemment que la tache qui l'obsédait ne signait pas un handicap pour son enfant. Tous ses proches avaient regardé l'image mille fois à sa demande, puis lu et relu les observations cliniques décrites. Elle-même, dans une compulsion incessante relisait toute la journée les commentaires médicaux, et réussissait à s'apaiser ainsi un quart d'heure. Elle m'expliquait qu'à son travail elle passait beaucoup de temps aux toilettes pour y consulter les images et relire le texte. Elle en connaissait par cœur le moindre mot.

Au début de nos rencontres j'avais cru qu'il y avait eu une réelle suspicion, un doute quant à une malformation potentielle de l’embryon puis du fœtus. J'étais moi-même happée par son récit des sourcils froncés du médecin, et de ses lunettes levées pour scruter l’écran, car ce fut tout d'abord dans le regard et sur le visage du médecin qu'elle vit « la tache ».

Mais au bout d'un moment je mesurais que cohabitait chez elle la connaissance consciente d'une absence de problème pour son enfant à venir, et en même temps, la certitude d'un énorme « trouble », « d'une tare » que porterait ce petit. Le mot « problème » était le plus fréquemment utilisé. Quand je lui proposais d'associer autour de ces questions de « tache » et de « problème » pour son bébé, elle évoquait tout ce que cela n'était pas. Par exemple, elle disait « je ne pense pas vraiment qu'il soit handicapé, ou qu'il ait une grave maladie, ni même une véritable malformation, mais renchérissait-elle immédiatement, je sens qu'il y a quelque chose de pas normal ». Il lui était toutefois difficile d'associer librement.

En revanche, comme je lui avais proposé d'être attentive à ses rêves, et de les rapporter en séance, elle se montra très intéressée par la démarche, arrivant à chaque fois avec un, deux, voire trois rêves, à partir desquels put s'ouvrir le jeu de la libre association. C'est ce qui nous permit peu à peu de nous « dé-tacher »de cette pensée obsessionnelle et de vagabonder dans l'espace imaginaire ouvert par la fameuse tache. Enfin, l'image-écran pouvait se révéler être un bon écran pour projeter d’autres images.

En effet, je finis par prendre la mesure de la seule dimension projective de cette tache sur l'image échographique. Car tant que je n'avais pas été certaine qu'il n'y avait jamais eu aucune anomalie détectée, je ne pouvais l'amener sereinement sur ce terrain de l'imaginaire afin de lui permettre de symboliser quelque chose que nous ignorions toutes les deux. Moi complètement, et elle consciemment. Car je ne doutais absolument pas qu'une connaissance sur la vérité de cette tache se dévoilerait sur la scène inconsciente.

Inutile de préciser combien mes propres fantasmes et projections furent sollicités face à cette tache. Je sentis, lorsque Mathilde la désigna par « le flou » ou « la tache floue » (j’allais écrire « la tache folle ») que nous nous rapprochions du but. Car curieusement « la tache » devenue « le flou » apparaissait avec plus de clarté.

Mais avant cela, nos séances se succédèrent, telles des séances de cinéma pendant lesquelles les images des rêves, et celles provenant des associations de Mathilde, défilaient sur cet écran que la cure psychanalytique avait tendu, afin de recueillir un récit indicible autrement.

Il m'est difficile de faire un choix dans les très nombreux rêves rapportés pendant cette période de grossesse, tant chacun a posé un petit caillou-indice d'une très forte densité émotionnelle et élaborative. L'intelligence de Mathilde, sa vitalité psychique et imaginaire, ainsi que ses bonnes capacités d'insight contrastant avec son état de sidération du début, lui permirent de déployer en séance un matériel abondant.

Je compris peu à peu qu'elle avait sans cesse en tête des pensées conscientes et inconscientes qui la débordaient, et qu'un mécanisme défensif de clivage tentait d'en maintenir certaines dans une partie comprimée de son psychisme, voire parfois « hors psyché ». C'étaient ces idées qui étaient projetées sur l’écran de l'échographie et qui faisaient ainsi retour par "l'image-tache. C'est la dynamique transféro- contretransférielle qui permit, d'une part de dévoiler ce processus, et d'autre part, que ces pensées puissent être réintégrées à l'ensemble de la vie psychique de Mathilde.

C'est pourquoi, dans la somme du matériel apporté, je ne mis l'accent que sur ce qui était central à sa problématique actuelle. Ayant à de nombreuses reprises accompagné des femmes sur le chemin de la maternité - femmes que l'infertilité avaient amené à consulter - j'avais expérimenté l'intérêt de ne porter attention qu'au matériel en lien avec le motif de la consultation, ceci tout en gardant la spécificité de la démarche psychanalytique.

Il s'agit là bien entendu d'une forme inédite de la psychothérapie analytique. Mais qui s'avère nécessaire lorsque le temps imparti est compté. Lorsqu'une femme formule une demande thérapeutique en lien avec une infertilité dont l'origine semble psychogène, la psychanalyse est le seul outil ouvrant l'accès aux ressources inconscientes. Cependant, l'horloge biologique, elle, fixe un temps au-delà duquel toute réponse, prise de conscience, levée de refoulement et reprise d'un processus naturel pour une sexualité génitale procréatrice, s'avérerait inutile. Une thérapie psychanalytique dans ce cas, donnant rendez-vous entre corps et psyché, doit nécessairement trouver une adaptation pour ce rendez-vous singulier.



                                                                    Un analyste ayant reçu une formation psychanalytique
                                                                    peut faire autre chose que de l’analyse et le faire
                                                                    utilement. C’est important lorsqu’on dispose d’un temps
                                                                    limité, comme c’est généralement le cas.
                                                                    D.W.Winnicott




Je m'appuyais donc sur ces expériences, pour que le rendez-vous de Mathilde « entre corps et psyché», dans ce temps d'une grossesse, très court au regard de celui habituellement nécessaire dans tout processus psychique, la délivre de l'étau d'angoisse dans lequel elle se trouvait prise. L'attente de cet enfant ne pouvait pas se réduire à cette pensée obsessionnelle de "la tache". De quelle tache inconsciente dans la psyché de Mathilde celui-ci était il marqué et porteur? Si la psychanalyse devait fonctionner comme «dé-tachant » pour ce petit, c'était d'abord dans ce temps de grossesse, puisque d'emblée l'image échographique avait servi de révélateur.

Que l'accueil du nouveau-né puisse se vivre sans que celui-ci ne soit par trop touché, taché, par les projections mortifères de sa mère me semblait une urgence pour que les premiers liens s'établissent sur une base de santé « suffisante ». Je décidai donc d'utiliser avec Mathilde la technique que j'avais mise au point avec mes patientes infertiles c'est à dire de ne m' « at-tacher » dans ce qu'elle disait qu'à ce qui m'apparaissait en lien avec sa préoccupation actuelle.

Ce qui ne signifie en rien stériliser le symptôme comme c'est souvent le cas dans certaines thérapies du type comportemental. Ni de lui accorder plus qu'il n'en contient. Mais simplement de n'éclairer dans la somme du matériel énoncé en séance que ce qui avait à voir avec la conception, la grossesse, des images du corps particulières, ses liens avec sa mère et avec son père, d'éventuels fantasmes incestueux, toute préoccupation de culpabilité, ses expériences sexuelles et amoureuses, tout ce qui relèvait de la fusion, de l’intrusion ou à contrario d’une juste relation subjective à un autre, ainsi que les traumas ou préjudices subis puis refoulés qui auraient pu dans ce contexte se réveiller. Sans oublier l’essentiel, c'est-à-dire sa relation avec le père de son enfant, les questions de filiation, ses pensées concernant l'enfant à venir, ainsi que les multiples racines et prolongements de toutes ces problématiques.

Il va sans dire que ce n'est que pour la nécessité d'une transmission écrite qu'apparaît cet « inventaire à la Prévert ». Dans la clinique, il s'agit davantage de laisser passer la parole et les images à travers une sorte de prisme analytique mis en place spécialement à cette occasion. L'établissement de ce dispositif de rencontre entre un sujet qui dit sa souffrance, et l'écoute d'un psychanalyste qui souligne, distingue et n'interroge que les éléments en lien avec cette souffrance, s'effectue sur une base relationnelle de transfert, à laquelle doit s'accorder très intimement le contre-transfert du psychanalyste.

Le prisme, en même temps qu'il décompose et analyse les éléments apportés, concentre et condense fortement la vie affective du sujet. La relation transféro- contretransférentielle présente alors une intensité particulièrement vive. Ainsi, les communications inconscientes sont souvent sollicitées. Réduire le temps et le champ d'exploration, tout en gardant l'exigence psychanalytique, apporte une densité émotionnelle et une concentration singulièrement fertile à toute la dynamique de la cure. C'est donc sur ce fond et dans cette orientation particulière qu'ont émergé les rêves de Mathilde rapportés ici.

                                                                    Que peut le rêve ?                                                                     Intercéder. Etre le vecteur d’une intelligence
                                                                    à laquelle nous avons tâche de faire hospitalité.
                                                                    Cette écoute est un acte de transmutation.
                                                                    Anne Dufourmantelle





Voici un récit de rêve relaté au début du cinquième mois de grossesse : « Je suis au bord d'un petit ruisseau qui serpente, et dont l’eau est très claire. À ma droite il y a un château fort. Le ruisseau sort du château. Derrière moi, au bout du château il y a un distributeur pour retirer de l'argent. Je pense que j’irai ensuite. C'est le petit jour. L’herbe est encore chargée de rosée. Mon pantalon est enroulé au-dessus de bottes en caoutchouc et je suis en train de pêcher, ou plutôt de recueillir dans ma main comme dans une épuisette, des gambas. J'ai nettement la sensation de l'eau qui s'écoule entre mes doigts. Elle est à une température agréable. J'aperçois ma mère sur la gauche à qui je confie délicatement les gambas. Elle les met dans une sorte de chaussette ou de bas qui en se remplissant devient un sac, une poche. Je sais que je pêche les gambas pour les lui donner. C'est curieux car elle est loin, au-delà des lacets du ruisseau, mais en même temps, elle est à portée de main. Tout à coup j'aperçois une gambas à laquelle il manque la queue. Je suis saisie d'angoisse et me réveille »

Mathilde, de par sa formation professionnelle artistique, et sa sensibilité personnelle, apportait toujours une grande précision dans la description des paysages ou environnements de ses rêves. Son sens du détail nous a beaucoup aidées. Elle dit tout d'abord ne rien comprendre à ce rêve et penser qu'il n'a aucun intérêt, qu'il ne veut rien dire. Elle ne mange que rarement des gambas et n'en n'a jamais cuisiné. Puis, comme je l'invite à associer sans censure, elle pense à « crevette » le petit nom par lequel elle parle de son bébé avec Florian. Une angoisse massive s'empare alors d'elle. Brièvement elle se remet à chuchoter et j'ai du mal à l'entendre. Je comprends toutefois qu'elle imagine un « bébé-sirène », un bébé avec une queue de poisson. Elle avait lu sur un forum qu'il arrivait qu'un enfant naisse avec des orteils soudés. « C'est ce qu'on appelle les pieds palmés » me dit-elle. Elle passait beaucoup de temps sur internet à échanger avec des parents qui avaient rencontré des difficultés dans le temps de la grossesse ou au moment de la naissance de leur enfant.

Je mesure maintenant à quel point elle nous entraînait sur de fausses pistes. L'intelligence de son inconscient détournait notre attention tout en soulevant un coin du voile. J'étais toujours très vigilante aux images du corps telles que le rêve pouvait les révéler. Les sensations ou émotions décrites étant souvent plus riches que les seules représentations, je ne restais jamais longtemps sur des images surchargées d'angoisse qui saturaient la pensée sans ouvrir de voies nouvelles. Je l'interrogeai donc sur l'eau du ruisseau « d'une température agréable », car l'expression m'avait frappée. Elle se mît alors à rougir, ce qui me surprit beaucoup, et me dit « quand vous avez utilisé le mot température j'ai repensé aux courbes de température que je traçais avant d'être enceinte ». Je lui demandai pendant combien de temps elle avait tracé ces courbes, et fus stupéfaite quand elle me répondit « plus de trois ans ».

Le couple avait donc eu des difficultés pour la conception de cet enfant. Mathilde n'y avait jamais fait allusion, « la tache » sur l'image échographique ayant mis un écran sur tout ce qui avait précédé. Ressentant qu'elle ne souhaitait pas parler de ce moment d'attente certainement douloureux, je soulignai que dans son rêve la température était bonne, et j'évoquai également la présence d'une figure maternelle. Elle me précisa que la présence de sa mère était rassurante et qu'elle avait le sentiment que lui « confier »les gambas était réconfortant. Parlant aisément de sa relation à sa mère, je visualisais nettement à travers la figuration des lacets du ruisseau, que les échanges entre les deux femmes circulaient dans une distance suffisante, et dans une « agréable température » affective.

Par une écoute affûtée aux images du corps dans la vie psychique féminine, je reconnaissais dans la «chaussette-bas devenant sac ou poche » une représentation matricielle. Je m’interrogeai donc sur la nécessité de Mathilde à figurer un utérus porté ou soutenu par sa mère. A moins, me disais-je, qu’il lui fallait une image de cet « intérieur féminin-maternel » surdéterminé pour construire ou consolider sa propre maternité. Je ne m’ouvrais bien sûr pas à Mathilde de mes réflexions personnelles mais celles-ci irriguaient notre champ de recherche analytique. Car elle-même se mit à évoquer le château du rêve, qui me dit-elle, lui faisait « évidemment penser à ses grands-parents maternels, et plus particulièrement à sa grand-mère » avec laquelle elle avait parlé la veille au téléphone.

Elle avait passé toutes ses vacances d’enfance chez ses grands-parents, dans un village haut-perché sur un promontoire, dont les maisons se tassaient autour d’un château médiéval. Sa grand-mère lui avait dit la veille au soir qu’il faisait très beau pour un mois de novembre et qu’elle était montée jusqu’au château. Mathilde se réjouissait du pied alerte et de la bonne santé de sa grand-mère. En me racontant cela elle se montra particulièrement émue. C’était la première fois que des larmes lui perlaient au bord des yeux en séance, et qu’un affect tendre supplantait l’angoisse massive. Je me sentis moi-même apaisée par cette « grand-mère-château », solide comme un roc, et par ces deux « liens-ruisseaux » dont l’eau claire s’écoulait vers des figures maternelles dans un petit jour, fleurant bon la rosée du matin. L’inscription de la petite « crevette » dans sa lignée maternelle apportait une lueur de sérénité.

A quelques minutes de la fin de cette séance, Mathilde m’annonça paniquée qu’une nouvelle échographie était prévue pour le lendemain. « C’est l’horreur, il paraît qu’à cette date on peut déjà distinguer le sexe du bébé » déclara-t-elle. Entre « la tache » et « l’annonce du sexe du bébé », c’en était trop pour elle. Elle s’en voulait de ne pas avoir évoqué cette question plus tôt dans la séance. Je comprenais alors mieux son besoin d’adosser et de relier sa maternité aux figures maternelle et grand-maternelle. Ce soutien pour ses faibles capacités de contenance de l’angoisse était très précieux. Si elle apprenait que l’enfant était une petite fille, elle pensait réussir à avancer. « Si c’est un garçon ce sera insurmontable » conclua-t-elle comme une sentence. « Je n’y connais rien aux garçons, et porter un zizi en moi c’est juste pas possible ». Autant dire qu’à ce moment-là elle réussit à me faire partager son anxiété inouïe, ainsi que de puissants fantasmes qui m’habitèrent pendant quelques jours.

                                                                    Les songes appartiennent au merveilleux mais aussi
                                                                    à la vérité d’un corps dont le désir est charnel et spirituel.
                                                                    Anne Dufourmantelle



Avant de faire le récit du second rêve que j’ai choisi de relater ici, je dois préciser que l’enfant attendu était …un garçon !

Les séances qui ont suivi l’annonce ont été particulièrement éprouvantes. A plusieurs reprises le chuchotement était réapparu sans toutefois se prolonger. Les larmes coulaient sans que je ne voie de lien entre ce qui se disait et ce qui se pleurait. J’entendais un sujet en détresse, loin, très loin, sans qu’une relation de parole ne puisse le rejoindre. Le lien thérapeutique avec Mathilde était devenu « impersonnalisé », c’est ce néologisme que j’avais inscrit sur les notes retranscrites après les séances. Je peux aujourd’hui comprendre à quel point ce que j’avais perçu à ce moment là était en écho avec ce que traversait Mathilde. C’est à partir de ce moment là que « la tache » avait peu à peu été remplacée par « le flou ».

Car avec son acuité acérée, Mathilde avait permis à l’image de la troisième échographie de nettement - si je puis dire - éclairer un flou au niveau du « ventre du bébé, prés du cordon ». En disant cela, elle me montrait son ventre à elle, dans lequel la grossesse s’installait à la vue de tous. A chaque fois qu’elle prononçait le mot « ventre » ou montrait le sien, j’entendais « nombril » sans que rien de tel n’émerge de sa part. Je voyais à ce moment là la tache comme un ombilic.

Voici le récit du rêve : « Je suis dans le métro. Je marche dans des couloirs. J’ai l’impression de passer de stations en stations comme si celles-ci se rejoignaient par en-dessous. De temps en temps je remonte sur les quais. A un moment je croise un homme que je reconnais comme étant mon beau-père. Mais il ne me voit pas. Il a un visage difforme, boursoufflé et violacé. Il paraît beaucoup plus âgé que mon beau-père. Un instant j’ai très peur car je me dis que Florian ressemblera à cet homme lorsqu’il sera vieux. Et en même temps, je repense avec beaucoup de tendresse à David, mon premier grand amour. Je me dis que tout le monde vieillit. J’éprouve beaucoup d’amour et de joie. J’attends ensuite un métro sur un quai pour aller à la station Saint-Michel ».
Mathilde précisa qu’en se réveillant, elle s’était sentie très heureuse, mais qu’hélas ses pensées « récurrentes » la ramenèrent vite à sa rude réalité. C’était la première fois que je trouvai Mathilde en capacité de légèreté. Elle put me parler de son affection pour son beau-père, ainsi que de David qui avait beaucoup compté dans la construction de son identité de femme. Elle évoquait Florian également, et leur couple qui s’était renforcé par des épreuves traversées. Enfin une séance dans laquelle l’amour, en une gamme riche et colorée, se déployait en éventail, nous apportant l’air qui manquait jusqu’alors !

Nous respirions et partagions un moment délicieux : la rencontre avec un homme aimé. Lorsque je l’interrogeai sur la station de métro saint Michel, elle réfléchit, puis me dit qu’elle y donnait souvent rendez-vous. Je pensais : « Tiens, encore de la rencontre ! » en me réjouissant de constater que l’impasse de la pensée obsessionnelle autocentrée commençait à trouver quelques issues. Soudain, elle explosa de rire en me disant que le prénom de son beau-père était … « Michel ! »

Nous ne sommes guère allées plus loin cette fois-là, apaisées toutes les deux par cette nouveauté : une séance partagée dans la bonne humeur, avec l’amour en toile de fond. Ni l’une ni l’autre ne souhaitions évoquer ce visage boursoufflé dont je savais bien qu’il reviendrait sous une autre forme sans tarder. Nous préférions rester sur cette figure du Saint. Je constatai que nous abordions les terres masculines et paternelles sous bonne protection.

                                                                    Le sujet qui rêve est un sujet dangereux
                                                                    qui devrait être déféré aux autorités de la conscience.
                                                                    Car le rêve est subversif, un procédé d’information,
                                                                    à rebours de la pulsion de mort,
                                                                    que le sujet peut choisir d’entendre ou non.
                                                                    De prendre en compte ou d’ignorer.
                                                                    Un rêve peut changer une vie.
                                                                    Anne Dufourmantelle



Deux semaines plus tard, après une interruption due aux vacances de Noël, Mathilde arriva dans un état de malaise important. Après m’avoir fait part des pensées pénibles qui l’assaillirent pendant la période des fêtes où toute sa famille se réjouissait de l’enfant à venir, elle me dit qu’elle avait fait un rêve particulièrement horrible. Elle retardait le moment d’en parler me précisant combien elle se sentait toujours « coupée en deux », une partie d’elle qui était si heureuse et aimait déjà tant son bébé, et l’autre partie qui était si angoissée pour lui. « Vivement qu’il naisse et que je vois pour de bon si tout va bien ou pas! »

Je constatai qu’elle avait beaucoup avancé pendant ce temps de séparation car je ne l’avais encore jamais entendu parler du bébé avec amour et joie, ce qui quant à moi m’inquiétait beaucoup. L’angoisse recouvrait jusqu’alors tous les affects le concernant. Le ventre de Mathilde avait bien grossi et j’étais heureuse d’observer qu’elle le touchait différemment et le mettait en avant avec la fierté habituelle des femmes enceintes. Je fus soulagée de ce changement et j’observai qu’elle commençait à sourire tendrement quant elle parlait du bébé, me montrant qu’elle s’adressait parfois à lui. Elle me confia même qu’ils avaient ensemble, elle et Florian, choisi un prénom de petit garçon. Elle pleura …doucement, puis me raconta son rêve.

« La scène se passe dans une sorte de gymnase. Avant, j’avais traversé des couloirs et attendu dans un vestiaire. Puis j’entre dans ce gymnase où il y a une grande piscine gonflable. Je suis en maillot de bain, je lève le pied pour entrer dans la piscine quand un Japonais surgit de je ne sais où et me bloque avec son bras. Il me serre très fort à la hauteur de la poitrine. J’ai très mal mais je ne peux rien dire, rien faire. Je sais que je vais y passer. »

Un long silence s’installa après ce récit. Notre échange de paroles fut d’abord murmuré. Je l’interrogeai seulement au bout d’un moment sur « le Japonais ». Elle ne « connaissait pas de Japonais, détestait les Japonais », puis se ravisa, manifestement surprise par la violence de sa réponse. Je pensai qu’il était bien normal de détester ce Japonais-là mais ne dit rien. Le silence était pesant, comme l’était la scène évoquée.

Puis, en elle-même, comme si elle continuait à répondre à ma question, elle me dit : « En fait Japonais, cela me fait penser au film Hiroshima mon amour, vous connaissez ce film ? ». Faisant un signe de la tête je l’invitai à continuer à dire ce qui lui venait à ce propos. Elle évoqua les scènes d’amour physique d’une manière qui me surprit. Je pensai moi-même que j’aimerais bien revoir ce film, mais étais surtout attentive à ce qui dans sa parole, mêlait sensualité, amour charnel et destructivité. « Et oui, dans Hiroshima mon amour il y a tout, l’amour, la vie, la non-vie, la mort. C’est Hiroshima ! »

Je sentais que l’énigme commençait à être mieux posée. Une question bien posée est à moitié résolue dit l’adage. Je l’invitai donc, avec tact, à décrire le Japonais de son rêve. Elle précisa qu’il portait une casquette, tout en disant qu’arrivant par derrière, elle n’avait pas pu le voir et que « de toute façon il avait le visage flouté comme dans les émissions de télé lorsque les personnes veulent garder l’anonym… » Puis elle se figea, sidérée par ce qu’elle était en train de dire.

J’étais saisie par la scène qui se déroulait devant moi, ne réussissant pas à évaluer si ce qui me venait à l’esprit était encore l’un de mes nombreux fantasmes sur « la tache » et « le flou », ou si cette fois, la pensée inouïe qui m’absorbait toute entière, résonnait avec justesse entre celle qui parlait, et moi qui écoutais. Je n’arrivais cependant pas à envisager qu’un tel secret ait pu être gardé ici. Et je me sentais à la fois naïve et prétentieuse à cette idée, et à toutes les pensées chaotiques qui m’envahissaient.

Mathilde me demanda alors avec sa naïveté à elle : « Vous pensez que le flou du visage du Japonais a vraiment à voir avec le flou de la tache ? » Je m’entendis lui demander si les deux flous se ressemblaient. Question insensée à laquelle elle répondit « oui» sans aucune hésitation. « C’est incroyable, je croyais qu’il y avait deux problèmes, l’insémination et la tache, et en fait il n’y en avait qu’un ! » Ce fut un instant de soulagement, suivi d’énormes sanglots qui ne purent cesser jusqu’à la fin de la séance. Elle s’enfuit, le visage flouté de larmes.



Pleurer était la première étape sur le chemin du guérir.

                                                                    Il y a des rêves douloureux semblables
                                                                    à des chagrins d’amour.

                                                                    Anne Dufourmantelle



Pendant plusieurs séances je ne vis son visage que dans le flou des sécrétions. Un rhume qui ne pouvait être correctement soigné par des médicaments du fait de son état de grossesse - une chance - se mêlait au chagrin de la révélation et à l’ampleur de l’épreuve qu’elle, son mari et son fils allait avoir à endurer. Car maintenant il y avait un fils. On ne savait pas encore qui était le père mais il y en avait un.

Dans la séance qui a suivi celle de l’analyse du rêve du Japonais, elle parla du « voleur » à plusieurs reprises. Je pensais que ce lapsus lui épargnait de dire « violeur ». Puis je compris à d’autres séances que « voleur » venait en lieu et place de « donneur ». Elle avait subi, après un très long temps de réflexion et de maturation, avec son accord et l’accord de Florian « une Insémination Artificielle avec… Voleur » pour cause de stérilité de l’homme qu’elle aimait et avec lequel il lui était « inconcevable de ne pas pouvoir concevoir un enfant ».

La dépression plutôt que la perversion

                                                                    Comment se génère l’humain, voilà la question.
                                                                    Marie Balmary



Mathilde réussit, à mots comptés, à évoquer les nombreux débats, j’allais écrire « les nombreux ébats » qu’elle et Florian avaient partagé avant de parvenir à la position commune que jusqu’alors ils avaient choisi d’adopter : pour l’instant, ne jamais parler de l’insémination à quiconque. Une seule interrogation restait tenace. A quoi, à qui l’enfant ressemblerait-il ?

Je commençais à entrevoir dans cette procréation médicalement assistée, la place déterminante qu’avait tenue la première image scientifique, cette toute-première photographie de l’enfant à venir. Sur l’image échographique Mathilde avait projeté avec violence et détresse sa question, par un mécanisme de défense qui lui avait permis de la refouler du champ de la conscience. Celle-ci s’était alors « dé-tachée » pour apparaître sur l’écran. Or la nouvelle tache apportait, par son « inquiétante étrangeté » pour reprendre la belle expression de Freud, une ombre au tableau d’une ampleur aussi puissante. Par son caractère obsédant celle-ci réussissait toutefois à maintenir la véritable interrogation à distance.

J’en étais là de mes réflexions quand Mathilde rapporta un rêve qui complexifia la situation par les révélations qui s’en suivirent, et me plongea de nouveau dans une profonde perplexité.

«Dans ce rêve, nous quittons, Florian et moi, la maison de campagne de mes parents. Mon père nous accompagne jusqu’au portail et nous salue comme d’habitude. Mais au lieu de partir en voiture comme c’est toujours le cas, nous repartons sur la route à pied. Puis nous prenons un train et nous arrivons …tout cela est très bizarre…à Venise. Je pense en tout cas que c’est Venise. Je vois le grand canal et nous entrons dans un palais. Tout y est magnifique, c’est un véritable enchantement. Il y a de beaux lustres, plein de gens en costumes. Nous traversons des salles et nous nous retrouvons dans un bal masqué… Je ne saurais décrire à quel point tout cela était magique. Je danse, je ris… Quand subitement, je me rends compte que j’ai perdu Florian. Et alors cela devient un cauchemar, je le cherche partout, je cours, je me perds dans toutes sortes de pièces. J’ouvre une porte… et trouve Florian en compagnie d’une Marquise, pourquoi une marquise je ne sais pas, mais je sais que c’en est une. Ils sont en train de s’embrasser. En me voyant la marquise s’enfuit en s’excusant. Nous faisons alors l’amour, Florian et moi, furieusement, rageusement. Puis je ne sais pas ce qui se passe entre ces scènes, mais toujours est-il que nous nous retrouvons de nouveau sur la route de campagne. Nous découvrons une petite maison dont la porte est entr’ouverte. Nous y pénétrons. La situation est très romantique et nous faisons encore l’amour mais cette fois doucement et tendrement. Puis c’est l’horreur, je sens que je vais accoucher là, dans cette maison abandonnée. J’avais oublié que j’étais enceinte. Nous sortons sous une pluie battante et marchons dans la nuit. Florian me serre contre lui, moi je me tiens le ventre, et nous partons à la recherche d’une Maternité. »

                                                                    C’est par la nuit que commence l’avènement de l’homme
                                                                    Marie Balmary


La première chose que Mathilde me dit après le récit de ce rêve si dense, c’est que le bébé bougeait dans son ventre au moment où elle s’était réveillée, et qu’elle trouvait cette sensation agréable et apaisante. J’aimais tant son sourire affectueux lorsqu’elle évoquait le bébé maintenant. Quant au rêve, tellement de pensées s’étaient bousculées depuis le matin, qu’elle ne savait par où commencer. Je ne pourrai pas ici déployer les multiples associations qui surgirent à la suite de ce récit mais je tirerai les fils qui ont continué à nous faire avancer sur un chemin d’humanité.

Elle me dit tout d’abord que la scène du bal masqué dans le palais de Venise lui avait fait penser au film « Eyes Wide Shut » de Stanley Kubrick. J’étais extrêmement surprise, me souvenant quant à moi des scènes orgiaques de ce film. Je l’accompagnais silencieusement dans ses associations, véritablement séduite et intriguée par ces «yeux grands fermés ». Un univers de fantasmes dans des lieux mystérieux se dévoilait…

                                                                    La tromperie, la jalousie, le désir, la peur…
                                                                    le désir encore.
                                                                    Les yeux grands fermés - les siens, les miens-
                                                                    nous déambulions ensemble                                                                     dans son monde imaginaire.


Que ces images restent floues aux yeux du lecteur est évidemment nécessaire… Reste le symptôme… et un désir dévoyé qui cherche une porte de sortie…

J’appris à cette séance que c’est lors d’un voyage à Venise qu’ils décidèrent, elle et Florian, d’accepter d’entrer dans un protocole d’Insémination Artificielle avec Donneur. Les nombreux examens médicaux pratiqués préalablement, et les diverses rencontres avec des « médecins convaincants » les avaient conduits sur cette voie. Mathilde se trouvait « fleur bleue et midinette » de me confier qu’ils avaient conçu ce séjour vénitien juste pour y réfléchir. L’esprit de Venise me semblait pourtant être un bon souffle pour tendre les voiles à un projet si intime.

Elle réussissait maintenant à s’avouer que si les médecins avaient été convaincants, finalement au fond d’elle-même, elle n’avait pas été convaincue. Ces pensées se bousculaient dans une culpabilité féroce à l’égard du bébé à venir. Puis elle finit par « sortir » ce qui était « le cœur de son angoisse ». Elle souhaitait tenter de « faire le tri entre ce qui était sain et ce qui était malsain dans tout cela. »

Elle me raconta alors : « Nous avons fait l’amour la nuit précédent l’insémination, et également la nuit suivante. Le rêve m’a fait penser à cela. La première fois, rageusement, en désespoir de cause, et le lendemain de manière tendre et douce, comme dans le rêve. Pour se consoler. Je pleurais beaucoup. Je pleurais car je savais qu’à ce moment-là nous étions en train de concevoir notre bébé. »

« Et depuis je ne sais plus, c’est le plus grand flou. Je ne sais pas si c’est bien d’avoir fait cela. Je voulais que Florian soit le géniteur du bébé. Il EST le géniteur du bébé. » Mathilde m’expliqua qu’ils avaient rencontré à plusieurs reprises le psychologue « du centre » et qu’ils avaient participé à des groupes de parole avec des couples ayant une difficulté semblable à la leur. Mais ils ne s’étaient jamais sentis très en accord avec ce qui se disait lors de ces échanges. En ce qui concernait la question du secret ou du non-dit, il leur avait été fermement conseillé de partager cette démarche avec leur entourage. Et surtout de révéler à l’enfant l’histoire de son origine dès qu’il serait en âge de comprendre.

Leur vérité de couple était que cet enfant viendrait au sein de leur intimité, comme chaque enfant du monde, et que leur entourage n’avait rien à voir là-dedans. Ils révèleraient, en tant que parents, à leur fils, la vérité sur son origine biologique lorsqu’ils sentiraient le moment venu. Mais ce qui s’était embrouillé dans la tête de Mathilde, c’est que selon elle, la stérilité de Florian n’était pas totale. Or, maintenant elle ne savait plus ce qu’elle devrait dire à son enfant. Lorsque je m’étonnais qu’il n’y ait pas eu d’assistance médicale au sein du couple en préalable à l’IAD, du type Insémination artificielle avec le sperme de Florian, ou Fécondation In Vitro avec Transfert d’Embryon, elle me répondit qu’il y avait « 99% de risques pour que cela ne marche pas».

Les yeux grands fermés sur ces scènes démasquées, tout se floutait alors pour moi. J’essayais de me débattre et de comprendre rationnellement ce qu’elle me disait mais son angoisse m’envahissait. Son scénario de départ était donc : il y a « un père biologique »: le donneur-voleur étranger, « un père géniteur »: Florian, avec lequel cet enfant avait été engendré, et « Le Père de l’enfant » : Florian évidemment, qui lui donnerait son nom, l’aiderait à grandir et l’inscrirait dans sa lignée. Seulement quelque chose était venu « en-tacher » ce scénario si bien huilé, c’est que « on ne sait jamais… un miracle », Florian était peut être aussi le père biologique. Pour Mathilde, il y avait 1% de chance que l’enfant qu’elle portait fut de Florian.

La perversité de cette situation me sidérait et me rendait muette. J’avais envie de lui crier que s’il y avait eu le moindre doute sur la possible fertilité de Florian, jamais une Insémination Artificielle avec Donneur aurait été tentée avant d’avoir essayé d’autres techniques de procréation médicalement assistée au sein du couple, mais après tout je n’en savais rien, et surtout je ne pouvais qu’entendre un sujet en détresse en face de moi qui émergeait de cette confusion par des sanglots.

J’étais toujours aux prises avec la perversion et une sourde colère, quand Mathilde, sur le chemin de la Maternité de son rêve, dans la nuit et sous une pluie battante, enlacée avec son compagnon, avançait péniblement sur la route de la dépression.



                                                                    Depuis le début la parole humaine dompte l’animal
                                                                    Marie Balmary





Tom est arrivé dans les meilleures conditions qui soient. Il se portait bien. Sa mère allait au mieux, et son père également, aux dires de Mathilde que je revis avec le petit, trois semaines seulement après son accouchement. Je la trouvais rayonnante. Elle se disait « infiniment heureuse. J’ai toujours été précoce me dit-elle avec humour, alors le baby blues je l’ai fait en avance. ». Je la sentais surtout soulagée d’avoir traversé « l’enfer » et d’en être sortie intègre. J’ai des souvenirs très vivants et doux de ces moments partagés. Elle allaitait Tom pendant des séances où s’échangeaient, avec complicité, des choses de peu. Elle pouvait enfin devant moi resplendir, souveraine. C’était une maman très attentionnée, chaleureuse et drôle. Parfois, Tom dormait. Nous l’admirions et chuchotions pour le laisser dormir en toute tranquillité. D’un chuchotis à l’autre…une révolution subjective avait eu lieu.

Puis les séances ont repris, avec Mathilde seule, à une fréquence hebdomadaire, pendant deux années. Le dernier rêve que je souhaite rapporter ici et que Mathilde qualifia de « vestige de rêve » arriva lorsque Tom avait quatorze mois et qu’il commençait à marcher.

C’était un « vestige de rêve » à plus d’un titre. Tout d’abord, Mathilde ne se souvenait pas bien des images car elle avait dû se lever pour calmer Tom qui s’était réveillé en pleine nuit et pleurait. Celui-ci s’était rendormi très vite. Et Mathilde aussi, reprenant le rêve là où il avait été « fracturé ». Ce rêve racontait un paysage après la catastrophe. C’était un rêve « difficile à raconter » me dit-elle « car plus proche d’un tableau que d’une histoire ». Elle ajouta qu’en même temps qu’elle découvrait ce paysage, elle pensait à plein de choses « comme si j’étais en train d’analyser ce que je voyais ».

Voici le récit qu’elle m’en fit : « En fait ce tableau est en 3D et je ne peux pas dire où je suis lorsque je le regarde. En tout cas il y a un premier plateau adossé à un mur infranchissable que j’appelle le Mur de Berlin. Ce plateau tombe à pic, comme une falaise, sur un précipice très étroit. Il est relié d’un côté par un pont et par une bande de terre à une autre montagne en face qui ferme donc le précipice. Et tout au fond de cette sorte de ravin, il y a un horrible batracien gluant et froid. Ce n’est pas logique je ne devrais pas le voir car c’est très profond et il est minuscule. Soudainement, cet horrible crapaud me mord les doigts très violemment. Je n’arrive pas à le décrocher, c’est affreux, je me dis qu’il va me laisser des marques dans la peau pour toujours. En même temps que tout cela, j’entends quelqu’un prononcer un nom : Al Perle. Mais je sais que le nom en entier est Alexandre Perle. Il y a aussi une chose très bizarre, c’est qu’en voyant le premier plateau, celui qui est adossé au Mur de Berlin, je repense au projet d’adoption que nous avions eu. Et surtout à ce que j’avais lu à l’époque sur les troubles de l’attachement chez les enfants adoptés. En voyant le pont et la bande de terre, je me dis que finalement, l’attachement est peut être acrobatique mais pas impossible »

« Je le trouve incroyable ce rêve ! » s’exclama-t-elle tout d’abord. Mathilde associait à toute allure sur les images de ce « schisme, ce déplacement des plaques tectoniques. » Elle était rassurée de constater que c’était ainsi qu’une géographie de paysage s’installait. « Le soulèvement des Alpes ne s’est pas fait sans fureur. Quel remue ménage cela a du être dans les soubassements de la Terre. Puis finalement, tout s’est calmé et est redevenu solide. » Certes.

J’étais très impressionnée de voir comment elle se représentait leur rétablissement à eux trois, elle, Florian et leur fils, après « le cataclysme ». Ils avaient bien failli « y passer », mais avaient réussi à trouver un nouvel équilibre, intégrant toutes les « lois physiques ». « Et le batracien ? » me risquai-je à demander. « Cet affreux crapaud ne se transformera jamais en Prince Charmant » renchérit-elle, avec l’humour pétillant qui habitait sa nature profonde et auquel je n’avais pas eu accès au début de nos rencontres, « Certainement pas. Même si mon inconscient lui a trouvé un nom. Si le mur de Berlin concernant l’anonymat du donneur s’effondrait, Tom pourrait aller rechercher cet Alexandre Perle, pour moi il ne restera qu’un crapaud. De la biologie, seulement de la biologie. »

Elle avait bien entendu plein d’associations à exprimer sur le nom « Alexandre » et sur le mot « Perle ». Elle et Florian avaient tout de suite su en voyant Tom, et plus il grandissait plus cela se confirmait, que le père biologique de Tom était le Donneur. Tom et Florian avait la même couleur de cheveux, la même couleur d’yeux, la même morphologie. Il y avait étrangement plus de personnes qui trouvaient que Tom ressemblait à son père plutôt qu’à sa mère. Mais Mathilde voyait dans le regard de son fils autre chose…Cela lui faisait toujours de la peine, et l’angoissait un peu. Elle savait maintenant qu’elle aurait toute une vie pour affronter cela. Apprivoiser le crapaud.

Elle replaçait la biologie à sa place, la Science à la sienne. Elle avançait dans cette relation de couple qui avait conçu et engendré un enfant de cette manière là. Elle œuvrait à la construction de cette famille. Elle remettait à leur juste place les Lois de l’Esprit, celles du cœur, et celles du désir. Elle pensait aux lois établies par le Législateur sans cesse en train de bouleverser l’Ordre du Monde. « Mais si le Monde n’avait pas été bouleversé, les Alpes ne seraient pas nées ! Quel dommage c’eût été ! C’est le plus bel endroit du Monde ». Là où vivaient ses grands-parents.

Je ne l’avais jamais entendu parler d’un projet d’adoption. Je lui demandais donc de m’en dire plus et comprenais qu’ils avaient renoncé à celui-ci à cause des « troubles de l’attachement » rencontrés fréquemment chez les enfants adoptés. Elle avait beaucoup lu à ce sujet. Elle et Florian avaient conclu que c’était trop demander à un petit, et que cela serait sans doute une trop grande épreuve pour eux trois. Ils souhaitaient épargner l’enfant. Ils n’avaient pas mesuré alors à quel autre trouble ils l’exposeraient dans le futur, ni à celui auquel ils s’exposaient en temps que couple. A ce moment-là ils pensaient que, du fait du don de sperme, la question de l’attachement serait de leur côté. Pour ma part, je ne cessais d’entendre « la tache ment, la tache ment ».

Je ne réussissais pas à apprécier la pertinence d’une telle interprétation car celle-ci me paraissait grossière, violente et inappropriée puisque en lien avec un symptôme aujourd’hui disparu. Pourtant, je pris ce risque. L’effet de sidération chez Mathilde fut immédiat. Elle perdit la voix et ne comprenait pas de quoi je parlais. Evidemment pour elle, cette tache sur une image échographique n’existait absolument plus. C’était un souvenir oublié, voire refoulé. Ce qui comptait aujourd’hui c’était son petit Tom pétillant de vie, avec ses problèmes ordinaires d’enfant de quatorze mois. Le cheminement de pensée et de parole effectué entre nous avait trouvé son prolongement naturel entre elle et Florian. Chacun s’était resitué sujet de son histoire. Tom, un jour à son tour, aurait à se positionner en sujet de sa propre histoire.

La séance dut se terminer sur cet état de confusion de part et d’autre. Je m’en voulais beaucoup d’avoir commis cette grave erreur technique et portai en bandoulière une pénible sensation de culpabilité pendant quelques jours. A la séance d’après, je trouvai Mathilde particulièrement radieuse. Elle me dit d’emblée qu’elle avait été très agacée par ce que je lui avais dit en fin de séance la dernière fois. Cette véhémence lui donnait davantage de vitalité et une assurance toute nouvelle.

Or, plutôt que me reprocher mon manque de finesse et d’à propos de la semaine précédente, elle s’engagea dans une parole qui disait combien justement la tache ne mentait pas. La tache disait la vérité «toute la vérité, rien que la vérité. » Je me voyais, petite personne minuscule et maladroite, devant un sujet qui se levait face à moi, dans la puissance de son désir de femme, et qui m’annonçait en prêtant serment de dire tout ce qui serait utile à l’instruction. J’aimais voir que ses va-et-vient de victime à coupable puis de coupable à victime avaient cessé, et qu’elle était maintenant actrice de sa vie, auteure de sa parole, et témoin de son histoire. Un Témoin à part entière, qui savait qu’elle en aurait pour toute une vie à instruire cette recherche.

En terminant la séance, elle sortit une photo récente de Tom, souriant et magnifique. D’une image du corps à l’autre…



Les citations sont extraites des ouvrages suivants :
BALMARY, Marie, La divine origine. Dieu n’a pas créé l’homme, Paris, Grasset, 1993
DUFOURMANTELLE, Anne, Intelligence du rêve. Fantasmes, apparitions, inspiration Paris, Payot, 2012
WINNICOTT, Donald Woods, Conversations ordinaires, Paris, Gallimard, 1988