L’accouchement est un acte, une expérience, un avènement, tant psychique que physique. Je laisserai aux spécialistes de la naissance et de l’accouchement, aux sages-femmes bien nommées, aux obstétriciens, puéricultrices, anesthésistes, le versant physique qui est de leur ressort et de leur compétence dans notre société occidentale du XXIème siècle, sans penser toutefois que ces professionnels ne soient pas sensibles à la dimension psychique de l’accouchement.

Ils reçoivent des femmes enceintes tout au  long d’une grossesse qui ne manque pas de soulever des peurs ordinaires, des angoisses insensées ou d’inévitables inquiétudes. Ils sont sans nul doute attentifs aux questions que ces femmes tentent de leur formuler. Leur fonction de thérapeute psychique est certaine dans nombre de cas où une parole émerge à l’issue d’une visite de contrôle, d’une séance de préparation à l’accouchement ou d’une échographie. Leur présence est précieuse pour rassurer la femme qui aborde avec difficulté cette épreuve, ou pour soutenir celle dont la naissance de l’enfant se présente dans un contexte somatique délicat.

Ce sont ces professionnels qui accompagnent pas à pas la mise au monde d’un enfant. Ils se tiennent auprès de la parturiente en salle de naissance, suivent l’évolution du travail, la soutiennent dans ses efforts, l’allègent de ses douleurs, accomplissent les gestes techniques nécessaires au bon déroulement de l’acte lui-même, et accueillent le nouveau-né au moment de  l’expulsion du sexe féminin, ou de l’extraction du ventre maternel, dans d’autres cas. Ce sont légitimement eux, les premiers, à pouvoir parler de l’accouchement d’une femme et de la naissance d’un enfant.

 

Ma contribution plus modeste, se situe en amont et en aval de l’accouchement. Dans mon cabinet de thérapeute analyste, d’où l’on peut envisager les peurs différemment, avec plus de recul et de circonspection, d’où l’on peut rêver et fantasmer cet avènement, le nommer, ou en panser lentement les blessures et en élaborer les traumas. 

Il s’agit d’un espace autre, d’un temps autre, d’un cheminement autre. Se préparer véritablement à une conception, une grossesse et un accouchement prend souvent des années. Repenser à un accouchement ou à une naissance considérée comme ratée, humiliante ou inassimilable peut parfois prendre des années également. Ces temps forts sont consubstantiels à notre humanité, et pour une femme, consubstantielle à son identité sexuée.

En psychanalyse toujours une femme évoquera l’enfantement, que cette expérience et cette pensée l’aient accompagnée dans sa vie adulte avec plénitude, idéalité, remords, regret, honte, chagrin, colère, dépit, fierté, grande joie ou toute autre note affective dans l’infini des possibles. 

Toujours une femme évoquera l’enfantement, qu’elle ait porté elle-même des enfants, en ait adopté ou n’ait pas vécu dans sa chair cette expérience-là par refus volontaire ou  rendez-vous manqué. Toute femme, qu’elle l’admette ou non, est marquée par la question de l’enfantement.

Je m’en tiendrai ici à l’épreuve de l’accouchement qui à elle seule remaille l'étoffe affective, narcissique, libidinale, tissée à travers les générations féminines d’une famille donnée.

Pour une femme, chaque accouchement est une expérience unique, profondément intime, bouleversante, de rencontre avec elle-même, son enfant, ainsi qu’avec le géniteur ou le père de cet enfant (si ces fonctions sont occupées par des personnes différentes). Dans le cas de couples homosexuels comme il s’en trouve actuellement, il s’agira de plus d’une rencontre nouvelle avec sa compagne de vie.

Toute mère peut témoigner de la singularité de chacun de ses accouchements, qui a été chaque fois marqué d’une émotion propre, d’une histoire propre, d’un contexte unique. Or, un écho inévitable résonne pourtant d’accouchement en accouchement. C’est, transformée par son expérience précédente, qu’une femme abordera la suivante. Le capital d’illusions ou de désillusions, de peurs ou de facilités, de traumas ou d’éblouissement sera remis en jeu à chaque nouvelle approche du terme annoncé.

Selon sa place dans sa propre fratrie de naissance, la femme se situera différemment pour la naissance du premier, du deuxième ou du troisième de ses enfants. Elle se projettera davantage dans celui qui s’inscrit à la même place qu’elle. Par place dans sa fratrie de naissance, j’entends évidemment dans ce cas, sa fratrie maternelle. La charge émotionnelle sera plus forte, à son insu souvent, et les épreuves de séparation successives en porteront la marque inévitable. L’étape princeps de l’accouchement sera frappée de cette empreinte vive.

Une femme abordant le rivage de son propre accouchement verra se réveiller inconsciemment les émois de sa propre naissance et de l’accouchement de sa mère. Cela peut advenir en amont à travers des anxiétés singulières qui lui paraissent incongrues, à l’acmé de la violence lors de l’expulsion de l’enfant, ou peu après, dans la fugacité de perceptions troubles, majorées par l’épuisement d’une nuit de travail à travers l’apparition de curieuses images. Elle se revoit elle-même, toute petite et démunie dans son berceau de naissance, enveloppée de sensations liées aux récits qui lui ont été transmis, ou peut être envahie par une angoisse tenace, débordée par des fantasmes venus d’un autre temps.

Qui écoute une femme sur sa représentation de l’accouchement, ou sur son expérience subjective après celui-ci, est frappé de la singularité de la dimension fantasmatique propre à chaque femme et à chaque accouchement. Le cabinet du psychanalyste est un espace privilégié pour que se murmurent les mots qui décrivent cette intimité ainsi que l’écart qui s’est imposé entre l’effraction du réel de l’acte et du corps, et cet imaginaire nourri par ses propres représentations et celles qui lui ont été imposées.

Le travail du psychanalyste en amont est d’aider la femme à explorer sa propre fantasmatique de l’accouchement, à décontaminer les éléments toxiques désorganisateurs qui génèrent une angoisse envahissante, à la soutenir dans une désidéalisation de ses représentations lorsque celui-ci s’annonce heurté d’épreuves inattendues, et le plus souvent, à l’accompagner dans une harmonisation de ses images du corps avec les éléments concernant la réalité de cette étape fondatrice.

En aval, il s’agira la plupart du temps de l’aider à faire le deuil d’un accouchement idéal ou qui avait été par trop idéalisé, à élaborer la souffrance consécutive aux traumas advenus lors de la mise au monde de son enfant, à panser la violence vécue, qui ne peut parfois que difficilement se métaboliser, à faire circuler la vitalité libidinale dans les voies génitales parfois fort endommagées après ce chaos, et à cicatriser les blessures narcissiques réveillées par un passage trop douloureusement éprouvé. Il s’agira toujours de soutenir le narcissisme lié à sa génitalité et à son identité sexuelle féminine.

Lorsqu’une effraction du réel vient heurter violemment un fantasme sous-jacent attaché à l’imaginaire personnel ou universel, en lien avec la douleur, la sexualité, la séparation ou la mort, le psychanalyste doit entrer en scène, pour délier ces éléments surgissant de l’intérieur et de l’extérieur, entrés malencontreusement en collusion, car ils peuvent alors générer une symptomatologie multiple, ou faire le lit d’une pathologie de type dépressive, aigüe et subite. 

Les exemples sont innombrables et aussi variés que peut en engendrer l’histoire de l’humanité. Il s’agit de la mort d’un parent en même temps que l’arrivée d’un enfant, du souvenir d’un enfant mort dans la fratrie de naissance, de l’arrachement à une mère génitrice pour être confié à une pouponnière puis à un parent d’adoption, du réveil dans la mémoire inconsciente de la mort de proches mal enterrés ou disparus, d'un abus sexuel dans l’enfance, d'une conduite incestueuse, d'un viol enfoui dans les limbes du passé, d'une maladie survenue à la suite d’un accouchement, du fait d’avoir été le témoin passif d’une scène violente à un âge où nulle représentation consciente ne pouvait convenablement contenir l’angoisse et l’horreur, de la séparation d’un couple ou du départ d’un amant, et de toute autre situation résonnant avec mort, accident, séparation et sexualité que le lecteur complètera par ses propres vécus, pensées, et associations.

Tout ce qui peut être réveillé dans la pensée consciente alors que circulent vivifiés les fantasmes inconscients rattachés à la sexualité, la séparation et la mort, peut faire fracas au moment d’un accouchement et en empêcher le bon déroulement.

Tout ce qui peut advenir dans la réalité de la vie, et dans l’environnement de la femme qui accouche, concernant la sexualité, l’accident, la rupture et la mort, est susceptible de brutaliser violemment les fantasmes inconscients, et de lever soudainement le refoulement mis en place depuis fort longtemps, créant ainsi un risque sévère pour l’état de santé psychique de la femme accouchée.

Car, si sexualité et mort sont marqués de refoulement, de tabous, ou entourés de rituels et de marquages symboliques, c’est pour les inscrire au mieux dans la culture d’une société donnée, et les rendre assimilables par la psyché humaine.

Dans l’expérience de l’accouchement, les fantasmes inconscients reliés à la mort et à la sexualité, restent la plupart du temps marqués du sceau du refoulement et reposent dans l’inconscient. Tout surgissement inopiné peut, hors contenance thérapeutique, ouvrir des voies dangereuses pour le destin de la femme concernée, et continuer, hors élaboration psychique construite ou sublimée, à imprimer de multiples manières, sa marque, dans les générations suivantes. Une fille née d’une mère violemment happée par un tel surgissement, peut voir de ce fait, son potentiel de fécondité être gravement endommagé, ou rester trop collée à sa mère pour en colmater à l’infini, l’hémorragie narcissique.

C’est pourquoi, penser une théorisation psychanalytique de l’accouchement, ainsi qu’une clinique de cette expérience unique et universelle, peut être fertile si celle-ci est croisée à celles de divers praticiens et chercheurs, qui accueillent et écoutent les femmes dans une approche confiante et sensible, permettant à chacune d’engager sa parole de manière authentique et subjective.

Mes propres repères théorico-cliniques se réfèrent à une conceptualisation des images du corps dans la psyché, qui sans cesse sont réinterrogées, lorsque le corps est traversé, agi et remanié comme c’est le cas dans une grossesse et un accouchement, et lorsque l’imaginaire est particulièrement sollicité, face à cette situation inconnue et inévitablement bouleversante.