Monette, que je rencontre à l’orée de sa soixantaine, est bien fatiguée par les épreuves qui ont jalonné sa vie et par une activité incessante qui lui avait permis jusqu’alors de lutter contre une dépression ancienne de moins en moins enfouie. L’âge remaniant les défenses, le changement dans les activités sociales s’y ajoutant, Monette voit rejaillir du tréfonds de son passé des émotions tenues à distance tout au long de son existence qui se mettent à alimenter des ruminations dont elle souhaiterait « se débarrasser ».

Les activités physiques et spirituelles qu’elle pratique quotidiennement, alternant sport, relaxation et méditation ne suffisent plus à contenir comme elles l’avaient fait jusqu’ alors, le trop-plein d’angoisse et de tristesse sous-jacent. Elle présente un corps remarquablement bien tenu. Sa démarche est déliée et sa gestuelle souple, mais sa « tête, elle, ne tient plus grand-chose », elle se plaint notamment de « perte de mémoire et de peur de la maladie d’Alzheimer ». La discordance frappante entre sa présentation physique agréable et son débit de parole saccadé, brouillon et soumis à des arrêts brusques du fait de violentes inhibitions de pensée, exprime immédiatement à l’interlocuteur le malaise dont souffre Monette.

« Ne souhaitant pas prendre de médicaments » et adressée par son médecin généraliste, elle entreprend une thérapie psychanalytique se lançant corps et âme dans la démarche sans jamais se départir d’un courage qui la caractérise et d’une franche « volonté de s’en sortir ». Les bienfaits du traitement ne tardent pas à se faire sentir quoique je doive l’aider activement à contenir élans et excès, de crainte qu’un débordement psychique vienne la submerger. C’est dans ce contexte et ce tableau clinique que la scène que je vais rapporter se déroule. Monette n’avait jamais souffert de troubles psychiques graves et la manifestation spectaculaire présentée ici est un évènement isolé.

Je la reçois depuis deux ans lorsque cette séance a lieu. Les plaintes lancinantes ont régressé, son énergie est moins éparpillée et un regain de vitalité au service d’activités plus constructives pour elle, s’installe.

C’est pourquoi je suis stupéfaite en voyant arriver Monette dans un état d’agitation et de confusion si intense qu’il lui est impossible pendant un très long moment d’articuler quoi que ce soit. Son teint est blafard. De ses yeux écarquillés perlent des larmes gelées. Son regard plonge avec un désespoir sans fond dans mon propre regard qui ne peut alors que lui renvoyer la sidération qui est la mienne. Me ressaisissant à peine, je lui demande ce qui lui arrive, l’aide à s’asseoir et lui propose même quelque chose à boire. Elle fait un signe affirmatif de la tête puis très vite commence à respirer bruyamment reprenant des couleurs. Cette manifestation à connotation hystérique au sein de la relation thérapeutique finit par me rassurer sur les capacités de Monette à prendre appui sur un lien humain alors que manifestement un puissant effroi l’a saisie.

Elle ne peut rien dire, mais commence à pleurer doucement, discrètement, ce qui ne lui était jamais arrivé en séance tant elle était prisonnière de sa posture de faire toujours bonne figure. Indéniablement le masque est tombé, les larmes roulent, mais aucun son n’émerge de ce visage défait, ce qui rend plus pathétique encore cette situation à laquelle aucune de nous deux ne peut donner sens pour l’instant.

Bafouillant des « c’est horrible, trop horrible, je ne peux pas raconter ça », elle me donne à entendre qu’il y a bien un « ça », le fameux « es » freudien et que bien évidemment on ne peut y être confronté sans dommage. Elle tente de bredouiller quelques paroles mais très vite celles-ci se perdent dans un halètement majoré par des spasmes qui semblent la saisir dans la poitrine et le ventre, l’amenant à se tordre de douleur. Ces expressions hystériformes commencent à me déconcerter tant elles ne correspondent nullement à la présentation habituelle de Monette, toujours dans la maîtrise d’elle-même et arrimée à une « bonne éducation » dans laquelle se laisser aller en public est fortement réprimé.

Il faudra donc un temps assez long avant que je réussisse à comprendre qu’en se rendant à mon cabinet, dans ma rue précisément, elle venait d’être le témoin d’une scène « abominable, indescriptible, monstrueuse ». Deux personnes avançaient face à face sur le trottoir bondé, chacune tenant à la main une laisse au bout de laquelle un chien s’agitait « remuant vivement la queue et flairant le sol ». « Dès que je les ai vus, j’ai su immédiatement ce qui allait se produire » me dit-elle. C’est pourquoi Monette dit s’être tout de suite écartée pour rejoindre la chaussée, séparée du trottoir par un terre-plein fleuri et des petits arbres. « Ce fut ma seule chance » ajoute-t-elle, « être de l’autre côté des plantations », détail qui me frappe immédiatement par le soulagement exprimé dans le timbre de sa voix, contrastant avec le reste du récit, hoqueté dans un affolement total.

Elle relate alors que « l’affreux chien noir aux poils durs », malgré la laisse qui le retenait, s’était lancé en aboyant très fort sur « la toute petite chienne blanche aux poils longs », puis qu’il s’était immobilisé quelques instants, grondant et montrant ses crocs, avant de se jeter sur elle et de la mordre au poitrail à deux ou trois reprises. « Mais ce n’est pas le pire » précise-t-elle en se couvrant le visage de ses mains, le chien noir s’en était « pris à la tête de la petite blanche et lui avait arraché un morceau de chair ». Elle revoie encore « la chair sanguinolente pendre dans la gueule du chien noir ».

Monette s’était tout de suite enfuie, entendant au loin les cris des passants et les hurlements des propriétaires des chiens, « Quels maîtres irresponsables ! » s’indigne-t-elle. Elle dit que malgré ses jambes en coton, se tenant le ventre, sans savoir comment elle avait pu faire, elle avait avancé à grands pas jusqu’ici.

Je constate qu’en effet elle soutient maintenant son ventre d’une curieuse façon et me risque à lui demander si elle a mal. Elle me répond alors à brûle pourpoint « Mais évidemment, c’est à cause des contractions ! ». Les contractions ? Ma pensée est comme figée. Je comprends qu’une puissante identification introjective se joue, proportionnelle aux mécanismes projectifs très actifs chez Monette. Se délestant dans ma propre psyché de ses résidus pulsionnels et affectifs indigestes (ce que Bion nomme les éléments bêtas) mon travail d’analyste est de lui offrir comme une mère le fait pour son bébé, mes capacités de transformation de ces éléments (fonction alpha) pour la soutenir dans une meilleure intégration de sa vie psychique. Je comprends alors mieux comment sa pensée soumise aux soubresauts d’une activité psychique si chaotique, peut se trouver altérée. Car c’est bien d’une altération de ma propre capacité à penser dont je suis frappée. Impossible d’alphabétiser quoique que ce soit dans ce charabia émotionnel, aucune rêverie ne peut donner contenance ou sens à ce qu’elle me transmet.

Quelles contractions ? « Ah oui vous n’êtes pas au courant, les contractions de ma fille ! Elle m’a appelée juste avant que je parte pour notre rendez-vous et m’a informée qu’elle avait des contractions, je ne savais plus si je devais venir. Vous vous rendez compte, elle en est à peine à son huitième mois ! ».

Monette a une fille unique de vingt six ans, Clotilde, qui vit en couple et exerce depuis peu son nouveau métier de puéricultrice après avoir travaillé plusieurs années comme infirmière dans un hôpital pour enfants. C’est une jeune femme qui me paraît mature dans les propos tenus par Monette, et j’avais déjà été surprise par les commentaires désabusés et incohérents qu’elle tenait sur cette activité professionnelle, sorte d’enclave détachée du reste de ses sentiments et de sa confiance en les qualités de sa fille. « Pourquoi être infirmière si c’est pour s’occuper d’enfants alors qu’il y a tant d’adultes qui souffrent et risquent de mourir ». Elle se reprenait toujours bien vite après ce genre de paroles, tant celles-ci étaient en décalage avec ses pensées conscientes à l’égard des enfants malades et à l’égard du travail « admirable » de sa fille. « Ma grande » disait-elle « ne profite pas assez de sa jeunesse » et elle ne voyait pas d’un très bon œil l’intérêt et le dévouement de celle-ci pour les enfants. C’est dire que lorsqu’elle apprît que sa fille était enceinte, ce ne fut pas avec la joie habituelle des futurs grands parents. Sa fille avait attendu que les premiers mois de grossesse s’écoulent avant de lui en parler et Monette m’annonça la nouvelle dans un état de rage qui m’était incompréhensible. « Elle saccage tout ce que la nature lui a donné, elle qui est si belle ! Quel gâchis ! Comment va-t-elle se retrouver après sa grossesse ? »

J’avais essayé de l’interroger sur sa propre grossesse, pensant bien que devait se trouver là une des clés à cet énigmatique positionnement, en vain. Elle répondait évasivement et fuyait le sujet. J’avais pensé à plusieurs reprises que probablement une des manières pour la fille de se séparer de la mère était de construire une vie totalement différente de celle qu’on avait rêvée pour elle. « Vous vous rendez compte, elle veut une famille nombreuse et se mettre à mi-temps. A son âge ! L’autre jour, pour m’embêter, elle m’a dit qu’elle adorait préparer des petits plats pour son mari et comme si ce n’était pas assez, elle a ajouté que lui repasser ses chemises lui convenait tout à fait ». Mais j’entends que derrière ces propos, Monette cache autre chose. Elle fait du bruit pour brouiller les pistes et se perdre elle-même. Monette n’est pas féministe. Elle a été profondément déçue par son mari qu’elle a suivi « à l’autre bout du monde », le seul grand amour de sa vie dont elle est séparée depuis quinze ans mais dont elle n’est pas officiellement divorcée.

Une fois la colère et l’immense déception exprimée au début de la grossesse de sa fille, je n’entends quasiment plus parler de celle-ci, ce qui me laisse dans une grande perplexité. Monette est très seule. Après des années passées à l’étranger, elle n’a pas de véritables amis ici. Ses parents sont décédés et elle est en froid avec son frère depuis la mort de ceux-ci. Sa fille est sa seule famille et je rêve pour elle que des petits-enfants puissent égayer et donner un peu de sens au dénuement de sa vie actuelle. Mais je dois bien admettre que ce ne sont pas ses rêves à elle. Une seule fois elle évoquera de nouveau cette grossesse en m’informant qu’« elle attend une fille évidemment » dans une tonalité qui passera de l’indifférence à une sorte de honte résonnant particulièrement à mes oreilles, pour se terminer dans une banale lamentation « chez nous on fait toujours les choses à l’envers. Voyez, moi, j’ai eu ma fille à trente-six ans alors que toutes mes amies étaient mères depuis dix ou quinze ans et ma fille, elle, est déjà enceinte alors que dans sa génération toutes attendent la trentaine pour faire ça »

Ce silence n’avait plus été rompu jusqu’à ce jour où elle évoque les contractions de sa fille en se tenant le ventre, bouleversée par l’« accident des chiens », « un désastre ».

Je ne sais pas de quel désastre elle parle mais pressent rapidement une résonance entre la scène des chiens et les contractions. Je lui demande de me préciser la teneur de cet appel téléphonique et crois comprendre que sa fille n’est pas du tout en début d’accouchement, mais qu’elle avait ressenti quelques contractions dans la semaine et qu’il lui avait été conseillé de prendre un peu de repos. Informations que Monette me donne sans difficulté si je lui pose des questions mais qui deviennent tout de suite confuses dès que je la laisse parler sans étayage. Je suis tout à fait déconcertée par son désordre mental et repense à sa peur de la maladie d’Alzheimer. « Vous imaginez, si elle accouche prématurément on va lui faire une césarienne, ah j’en étais sûre, j’en étais sûre, c’est pour ça que je lui en voulais tellement de cette bêtise. Mais il n’était pas question que je lui en parle car les enfants n’en font qu’à leur tête et n’écoutent jamais leurs parents. Ma pauvre petite Clotilde, c’en est fini de sa belle vie ! » Monette est authentiquement désemparée. Je lui demande alors pourquoi elle évoque une césarienne et si Clotilde est née de cette manière.

Elle lève lentement ses yeux vers moi, le regard fixe, effrayé et murmure « non je ne peux pas parler de ça, c’est au-dessus de mes forces, je suis trop fatiguée ». Mais réussira tout de même à aller au bout de son récit.

Lorsque Monette avait quitté son village natal et la grande exploitation agricole de ses parents dans le Nord de la France, elle était pleine d’espoir et de fierté. Son mari l’emmenait dans un pays lointain, l’Argentine, où de vastes terres agricoles s’achetaient à bas prix par des Européens qui utilisaient la main d’œuvre locale et les techniques modernes pour produire des récoltes abondantes à moindre coût. Nous étions au début des années soixante dix, Monette avait trente ans et ce départ lui permettait de s’éloigner d’un milieu familial étouffant et d’un père tyrannique qui dirigeait son monde au gré de ses humeurs. Son mari était beau, intelligent et son goût pour l’aventure lui ouvrait des horizons nouveaux. Une grande sensation de liberté se dégageait de ce départ et des premières années d’installation, ce dont bien sûr elle m’avait déjà longuement parlé. Elle avait rapidement appris l’espagnol, s’était fait d’excellentes amies, sympathiques et vivantes. L’atmosphère argentine, festive et chaleureuse, s’opposait avantageusement à la rigidité et la froideur de son univers familial rural, bourgeois et catholique.

Elle avait presque trente ans lorsqu’elle s’était mariée, ce qui était tardif pour l’époque et après plusieurs années en Argentine sans enfant, « ça ne venait pas » dit-elle, elle s’était résignée sans difficulté à cette situation. Les premiers signes de grossesse passèrent inaperçus. « J’avais eu mes règles normalement » dit-elle, ce n’est qu’au bout de deux mois et demi, dans un état de grande fatigue après une saison torride et un travail physique harassant qu’elle se décida à consulter. Lorsque le médecin lui annonça l’heureux évènement elle ne le crut tout d’abord pas. Cela lui paraissait improbable. « J’avais toujours pensé que je n’aurai jamais d’enfant » me révèle-t-elle ce jour là « et je continue à penser que si je ne m’étais pas éloignée de mes parents je n’aurai pu ni concevoir ni assumer une maternité ».

Mais le fait était là : Monette était bel et bien enceinte. Elle reconnaît que rétrospectivement elle se souvenait d’un certain nombre de petits maux négligés, comme les nausées, dans les semaines qui avaient précédé l’annonce. A l’écoute de son récit, je comprends que Monette avait effectué un patient travail d’intégration psychique qui lui avait permis de vivre sa grossesse de façon aussi satisfaisante que possible, très soutenue par son groupe d’amies qui, elles, avaient toutes de grands enfants et se réjouissaient de l’arrivée d’un tout petit dans leur entourage.

Son mari était très heureux car rassuré sur sa virilité. Il pouvait fanfaronner auprès de ses collègues et de sa famille en France sur le fait qu’enfin « un héritier », « du sang neuf », viendrait « renforcer les équipes », ajoutant quelques remarques grivoises sur la lenteur de Monette « à s’y mettre ». Il attendait un fils évidemment, et considérait comme nulle et non avenue l’idée qu’il puisse s’agir d’une fille pointant son doigt sur le ventre tendu de Monette qui portait son enfant assez haut. Ses amies séduites par le charme et l’arrogance du futur papa renchérissaient en soutenant qu’elles s’y connaissaient en forme de ventre et que pour sûr, un garçon poussait là-dedans. Elles jouaient du pendule et d’autres pratiques divinatoires utilisées dans l’Argentine de ces années là pour confirmer la venue d’un garçon.

Le ventre de Monette s’arrondissait et son état lui apportait une joie nouvelle. Il lui conférait une importance que jamais jusqu’alors elle n’avait éprouvée. Malheureusement cette situation personnelle si avantageuse ne dura pas, supplantée par la situation politique du pays. L’Argentine allait déjà bien mal au moment de l’arrivée au pouvoir de la junte militaire en ce printemps 1976, mais un immense cataclysme s’abattit sur chaque famille au moment du coup d’Etat et dans les mois qui suivirent. La question de rentrer en France se posa puis fut écartée.

« Vous n’allez pas me croire, me confia-t-elle dans un chuchotement, mais du jour où j’ai su que j’attendais un enfant, je fus persuadée qu’un grand malheur allait arriver. C’est comme si l’Histoire me poursuivait. Et j’avais terriblement peur de l’accouchement, ajouta-t-elle, avec tout ce que ma mère m’avait raconté. » La grossesse de sa mère avait elle aussi été traversée par les assauts de l’Histoire. En effet, au début de l’automne 1939 c'est-à-dire peu après la déclaration de Guerre, son père fut mobilisé. Il laissa donc sa femme enceinte en compagnie de ses belles-sœurs et de sa belle-mère.

Monette naquit dans les premiers jours de 1940 dans des conditions épouvantables. Son père eut droit à une permission militaire pour voir sa fille quelques jours après sa naissance, puis retenu prisonnier en Allemagne, il ne revint que quelques années plus tard avant la fin de la Guerre, après une évasion rocambolesque qui lui valut pour toujours un statut de héros et servait d’explication simpliste à « son sale caractère ». C’est donc dans cet hiver 40, dans des conditions matérielles difficiles du fait de l’éloignement géographique de la grande ferme, et dans un climat psychologique tendu que les douleurs de l’accouchement surprirent sa mère. L’enfant était attendu plus tardivement. Un grand manteau neigeux recouvrait la campagne, ce qui retarda la sage-femme du bourg voisin qui ne put être là à temps pour la mise au monde de cette enfant. Lorsque celle-ci arriva enfin, seuls les derniers gestes restaient à accomplir. Monette était née grâce à l’aide de ses tantes et de sa grand-mère.

Sa mère lui avait toujours raconté cet accouchement comme une épreuve dans laquelle elle avait cru mourir de peur et de douleur. Dans la mémoire de Monette se confondaient le récit horrifié de cet accouchement souvent relaté par sa mère et ses tantes, avec le récit de la panique qui avait saisi ces mêmes femmes au moment de « la débâcle » quelques mois plus tard lorsqu’elles s’enfuirent de la ferme avant l’arrivée de l’armée allemande. Ces deux moments se mélangeaient dans la préhistoire de Monette car les deux récits évoquaient une catastrophe en même temps qu’une grande joie. Finalement l'exode avait été une expérience riche d’aventures et la naissance de Monette, une fois la panique passée, avait ramené à la maison pour quelques jours le mari, le frère et le fils aimé. Pour cela, cette naissance avait été bénie. En grandissant, face à cette énigme, Monette avait donc réussi à distinguer l’accouchement de sa mère, de sa propre naissance.

C’était, pétrie de cette terreur transmise par sa mère, que Monette commençait à se préparer à son propre accouchement dans un environnement social qui s’était violemment et subitement transformé. « Se préparer à son accouchement » est une expression sans doute incorrecte pour décrire l’attente anxieuse avec pour seule représentation un récit frelaté, mille fois remémoré dans lequel tourbillonnaient les mots « peur, vertige, contractions, douleur, panique, poussée, déchirure, sang, bassine, et froid ».

Cette farandole de paroles effrayantes flottaient dans une sorte de vide comateux dans la tête de Monette et l’empêchaient de se représenter ce que lui expliquait paisiblement le gynécologue obstétricien qui suivait sa grossesse. Ces paroles macabres rencontraient en revanche de dangereux échos dans l’atmosphère politique du pays. On parlait de torture, de disparitions, de clandestinité et ses amies tremblaient de peur pour leurs fils. Tout retard d’un proche précipitait une maisonnée dans l’angoisse. Les bruits de bottes de son présent répondaient à celles de la France des années quarante dans un dialogue infernal. Elle me confia que jamais elle ne parla à ses amies de sa peur de l’accouchement car elle trouvait son inquiétude indécente compte-tenu des soucis tellement plus sérieux que toutes avaient à cette époque.

Quand elle sentit « une violente douleur dans le ventre immédiatement suivie d’une sensation chaude et gluante s’écoulant le long de ses cuisses », l’heure du couvre-feu avait sonné et Monette était seule chez elle. Son mari dormait parfois sur ses terres, dans une petite maison à une vingtaine de kilomètres de leur lieu d’habitation, et c’était le cas cette nuit-là. Elle dit ne pas avoir du tout compris ce qui se passait et n’a jamais su exactement ce qui s’était produit. Son récit se perd dans un brouillard d’images, de sensations, d’émotions et d’évènements qui se succèdent dans une cohérence qu’elle a du mal à établir. Je l’aide avec grand peine à reconstruire une suite logique dans ce qu’elle relate tant les éléments extérieurs, ce qu’elle a vu, entendu, ressenti, se mêlent aux images internes nourries d’un imaginaire terrifié qu’elle ne peut intégrer au reste de ses représentations.

Je déduis donc, qu’« horrifiée par cette coulée de sang » elle se rendit de suite chez sa voisine qui prononça les mots « accouchement », « bébé en danger » et dont le mari prit les choses en main, l’embarquant immédiatement avec une autre amie voisine, à l’hôpital le plus proche. Ses deux amies épongeaient avec de grandes serviettes le sang dont elle se souvient qu’il était brûlant. Le conducteur du véhicule, lui, négociait avec les militaires son passage dans la ville déserte et interdite. L’arrivée à l’hôpital est encore plus confus car Monette immédiatement placée sur un brancard, décrit avoir traversé des couloirs dans la précipitation et avoir aperçu dans l’embrasure d’une porte « une femme les jambes attachées, une tête d’enfant dégoulinant entre les cuisses, hurlant qu’elle préférait mourir plutôt que de souffrir autant ». Elle dit que ses deux amies entourant le brancardier tentaient de l’apaiser, l’assurant que tout allait bien se passer, tandis que dans sa tête à elle, folle d’angoisse, tournaient en boucle les mots « femme morte en couches, femme morte en couches ».

C’est alors que le Monstre entra en scène, écartant d’un geste brusque ses amies. Un homme affreux avec une tête de bouledogue, manifestement sorti du sommeil par cette urgence, qui se mettait littéralement à lui aboyer dessus dans un espagnol marqué d’un très fort accent qu’elle ne comprenait pas. « J’avais perdu tout mon espagnol » me dit-elle « moi qui aimais tellement cette langue, je ne comprenais plus rien ». Les explications que semblaient attendre l’individu ne venaient à Monette qu’en français. « Je ne pouvais prononcer aucune parole. C’est pourquoi l’équipe médicale a finalement fait entrer mes amies qui ont donné quelques informations à l’Affreux. Puis plus rien, le noir béant. Souvent j’ai cherché à me rappeler cet instant. Mais en vain. »

Les souvenirs suivants ont lieu dans la salle de réveil après l’intervention. Elle entend une voix douce lui murmurer : « Vous avez une magnifique petite fille madame » puis « votre petite fille est en pleine forme, félicitations madame ». Monette dit qu’elle n’arrivait pas à rassembler ses pensées pour comprendre ce qu’elle entendait. Elle se souvint de l’affreux bouledogue, du sang giclant de son sexe puis ressentit une horrible morsure dans le ventre. Mais d’où venait cette blessure ?

Elle me dit que c’est de longues heures plus tard, alors qu’elle tenait sa petite dans les bras qu’elle comprit qu’elle avait subi une césarienne. On l’informa qu’il s’en était fallu de peu, pour la mère comme pour l’enfant, qu’un destin funeste n’advienne cette nuit-là. Elle avait eu beaucoup de chance et tous, amis et soignants, défilaient dans sa chambre d’hôpital pour se réjouir de sa survie. Elle ne pouvait donc légitimement pas se plaindre de ses souffrances, encore moins évoquer ce qui dans sa vie était en train de s’effondrer en un instant. « Je savais que pour moi et mon mari c’était le début de la fin, alors que commençait ma nouvelle vie avec Clotilde». Elle n’osa pas regarder son mari dans les yeux lorsqu’il pénétra dans la chambre, si honteuse de cet accouchement raté, et de ne pas lui offrir ce fils tant désiré.

Elle sut qu’elle ne mettrait jamais au monde un autre enfant, qu’elle n’en aurait ni la force ni le courage. Elle avait été terrifiée par la pensée de l’accouchement mais à aucun moment n’avait pensé à une césarienne. Elle m’avoua que bien sûr elle en avait entendu parler, qu’elle avait des amies qui avaient accouché par césarienne mais qu’elle-même ne savait pas vraiment de quoi il s’agissait. C’est pourquoi ce gros pansement, cette douleur inattendue, son incapacité à se mettre debout et à marcher les premiers jours, ne s’étayaient sur aucune représentation.

Elle me révéla même que ce n’est que des années plus tard, peu de temps après leur retour en France, accompagnant sa fille adolescente à la bibliothèque municipale, qu’elle avait consulté une encyclopédie médicale à la page « césarienne » et avait commencé à mettre des mots et du sens sur cette intervention, et émettre des hypothèses sur ce qui lui était arrivé. Elle avait lu notamment « placenta prævia, hématome rétro-placentaire, hémorragie génitale du troisième trimestre » et s’était dit que derrière ces descriptions scientifiques se cachait peut–être l’énigme de « son accident d’accouchement ». Effrayée par le fait que sa fille puisse la démasquer, les mains moites et la vue brouillée par les images aperçues, elle referma bien vite l’encyclopédie, gardant toutefois très présent à sa mémoire « quelques photographies horribles ». Puis elle ne se pencha plus jamais sur cette question, repoussant ainsi ces images médicales et ces désignations scientifiques très précises, vers le grand réservoir d’images internes peuplées de formes créées par la terreur de cette-nuit là, par sa douleur, sa peur du sang et de la mort, sa confusion entre sexe et ventre, cette vision d’une tête surgissant entre les cuisses d’une parturiente, et celle de son corps abîmé à tout jamais par une cicatrice verticale qui signa pour elle l’arrêt de sa vie de femme-amante de son mari.

Toutes ces images traumatiques construites dans un état de semi-conscience et irriguées par les multiples canaux de la sensorialité vinrent s’ajouter à celles qui s’étaient fabriquées à partir du récit de l’accouchement de sa propre mère. Croisées à celles qui provenaient du climat politique insécurisant de ces deux époques, ces images avaient alors été repoussées, gorgées d’angoisse, dans les profondeurs de la vie psychique de Monette et n’avaient pu trouver de voie de métabolisation. Elles n’avaient toutefois pas été véritablement refoulées, au sens utilisé dans la conceptualisation psychanalytique. Elles circulaient librement dans le réservoir inconscient et furent immédiatement disponibles lorsque Monette ce jour de « l’accident des chiens » m’en dévoila l’existence.

Il y a des formes de refoulement qui génèrent un oubli tenace. La personne tente de récupérer des souvenirs disparus mais échoue dans ses tentatives conscientes. Des rêves, des répétitions de comportement ou des actes viennent réactualiser un vécu enfoui dans les limbes de l’inconscient, et le sens qui leur est attribué peut alors réveiller ou éclairer ces souvenirs engloutis. Le mécanisme de défense mis en place par Monette dans ce cas-là fut une tentative de mise à distance d’une charge d’angoisse qui aurait pu entraver sa continuité d’existence, en particulier sa capacité à être une maman satisfaisante pour son bébé. Ces images, distordues par l’angoisse et une insuffisance de symbolisation stagnèrent alors dans sa vie psychique et trouvèrent une voie d’évacuation lors de cet « accident des chiens » dans un mécanisme projectif spectaculaire qui, comme on le verra plus loin, généra une véritable hallucination.

Ces images mentales sont des représentants de ce que je désigne par images du corps dans la vie psychique. Chargées ici d’une forte angoisse, très irriguées libidinalement comme c’est toujours le cas lorsque le sexe est convoqué, et fortement marquées d’un impact narcissique négatif, elles avaient envahi la psyché de Monette lorsque sa fille lui avait parlé de contractions, prémisses d’un accouchement qui s’annonçait.

Monette terminait son huitième mois de grossesse lorsque son hémorragie s’était déclenchée. Il semblerait que sa propre mère lui ait donné naissance également un mois avant le terme prévu. Or, lorsque sa fille évoqua le repos conseillé, Monette pensa immédiatement « huitième mois » car bien qu’elle n’en parlait jamais, elle avait suivi avec attention le cours de cette grossesse et fut prise de panique malgré sa « longue préparation ». Elle me confia que depuis l’annonce, elle décomptait anxieusement les jours et guettait le « sablier du bonheur de sa fille» égrener ses derniers grains. Un accouchement ne pouvait être pensé hors de ses propres images monstrueuses. Quand j’évoquai l’arrivée d’une petite fille et la joie que sans doute cela procurerait à chacun, elle regarda au loin avec dépit disant qu’évidemment elle y songeait chaque jour, d’autant plus qu’elle-même avait éprouvé tant d’amour pour son enfant, mais que cela ne pouvait être dissocié d’ « un désastre », « alors à quoi bon se laisser séduire par les illusions de la vie ? »

La collusion entre le récit de sa mère et sa propre expérience ne laissait aucune marge pour penser une destinée meilleure pour Clotilde. « Le problème des naissances c’est l’accouchement » formula-t-elle dans une concision sidérante. C’est pourquoi elle-même n’avait jamais raconté cette histoire à sa fille.

Elle ne lui avait ni parlé de cette nuit d’angoisse, ni de la césarienne, encore moins des conséquences sur sa vie de couple, à peine du fait que son père rêvait d’un garçon. D’autant plus que ce dernier fut tout à fait attendri dès le début par sa petite Clotilde, et très séduit par elle tout au long de son enfance. Aujourd’hui encore le père et la fille restaient très attachés l’un à l’autre. Clotilde continuait à passer toutes ces vacances en Argentine, non loin de son père qui lui manquait beaucoup le reste de l’année selon les dires de Monette. Aux questions posées par sa fille sur sa naissance elle avait toujours répondu évasivement s’en tenant aux détails concernant le magnifique bébé qu’elle avait été. Elle dit avoir voulu préserver celle-ci de toutes ces sordides confidences concernant « la nuit de couches », surtout ne pas reproduire ce qu’avait fait sa mère. Il semblerait que par ailleurs, elle n’ait jamais raconté à quiconque ce drame. Ses proches en Argentine avaient bien sûr été mises au courant par ses amies présentes à l’hôpital, mais elle-même ne parlait que du bébé, et personne en France ne fut mis au courant des conditions de cette naissance. Elle me dit « vous savez bien, ma famille est trop morbide et aurait fait ses choux gras de cette histoire. »

Monette avait donc secrètement gardé en elle cette expérience, dont je comprenais que le plus difficile à contenir avait été une culpabilité mêlée de honte. Dans les semaines et les mois qui suivirent cette révélation, nous avons tenté ensemble dans la thérapie, de dénouer les fils de la culpabilité et ceux de la honte. Monette disait qu’elle se sentait coupable de n’avoir pu faire face à cette terreur de l’accouchement. Tout au long de ces années de silence, elle avait été persuadée que si l’hémorragie s’était déclenchée, c’est parce qu’un accouchement normal n’était pas possible pour elle car « pas pensable ». Elle me dit qu’un jour, vers la fin de sa grossesse, prise d’angoisse, elle s’était dit très clairement qu’elle voudrait « qu’on lui sorte cet enfant du ventre d’un coup, sans qu’elle s’en aperçoive, et que surtout elle ne sente rien ». Lorsque par la suite elle prit conscience que ce vœu s’était réalisé, elle me dit avoir été saisie d’une « très forte étreinte d’angoisse dans la poitrine », et l’intime conviction que quelque chose en elle avait généré ça. Le dommage narcissique de ne pas se sentir une femme capable de mettre au monde un enfant « normalement », d’avoir perdu connaissance et « de ne pas avoir été là », était ce qui restait le plus prégnant.

Il est toujours très délicat dans une psychanalyse de discriminer ce qu’il en est de la croyance en la toute-puissance de la pensée sur le corps, qui doit absolument être désamorcée, de l’expression inconsciente qui effectivement met en scène une vérité du sujet. Ce fut un long travail d’élaboration qui permit à Monette de répondre à certaines de ses questions, et d’en laisser d’autres dans la pénombre du « Mystère de la Vie ». Certes on n’en finit jamais de s’étonner des ressources de l’inconscient humain qui trouve les voies les plus inattendues pour dire son désir ou se perdre dans les méandres de l’angoisse en générant toutes sortes de symptômes. Lorsque Monette s’accablait de s’être évanouie avant qu’on ait pu lui expliquer ce qui allait se passer, il était assez aisé de l’aider à ne pas relier directement « la perte de connaissance » avec sa « volonté de ne rien savoir », le contexte somatique ayant lui-même ses propres cohérences physiologiques.

Cependant, les images antérieures de sa mère en couches, transpirant de douleur et d’affolement dans une maison glacée en cet hiver de guerre, qu’elle imaginait au-dessus de la bassine ensanglantée tandis que ses deux tantes faisaient chauffer de l’eau sur le vieux poêle à bois, pouvaient à elles seules générer une symptomatologie à dominante hystérique, voire toutes sortes de somatisations, par l’incompréhension qui submergeait Monette enfant à l’écoute de ce récit. Ces premières images avaient peu évolué au fil du temps, et une faillite de symbolisation et d’intégration psychosexuelle en lien avec sa maturité physique avait empêché Monette d’accéder à des représentations plus construites de l’accouchement.

« Je m’imaginais, moi l’enfant, glissant dans la bassine de sang glacé tandis que mes tantes me renversaient l’eau bouillante sur la tête juste avant qu’on vienne couper ce cordon dur et gluant » « Un cauchemar éveillé » explique-t-elle. « Quand on me racontait cette scène je n’arrivais pas à m’endormir la nuit suivante. J’essayais de remettre les personnages et les objets à leur place, mais jamais je n’arrivais à placer correctement la bassine, le froid, l’eau chaude, les douleurs dans le ventre, les cuisses de ma mère, le poêle, la tête du bébé, le cordon, moi si mignonne, ma mère hurlant, ma tante effrayée et le sang, pourquoi le sang ? Et aujourd’hui encore, à plus de soixante ans, si vous me le demandiez, je ne saurai pas comment replacer ces différents éléments vu que je n’ai jamais accouché » reconnaît-elle dans une désarmante sincérité, « mais parler de tout ça me donne tellement mal au ventre ! »

Que ce fracas d’images non symbolisables ait entretenu l’angoisse d’accoucher est une évidence. De là à soutenir que l’hémorragie de Monette ait été déclenchée par ce débordement d’angoisse serait un abus auquel il est toujours dangereux de se risquer dans un contexte somatique aussi complexe que l’est une grossesse. Toutefois il ne serait pas non plus juste d’en écarter l’hypothèse, compte-tenu de la puissance et de l’impact de la vie affective tout au long de cette période, du remaniement des images du corps lié à cette transformation en accéléré du corps de la femme enceinte, et de la prégnance des mobilisations inconscientes dans sa psyché.

Dans une grossesse, le corps et la psyché maternelle doivent toujours être différenciés du monde du fœtus en développement : le liquide amniotique dans lequel il baigne, le cordon ombilical, le placenta qui le nourrit, et toutes les sensations qui font déjà de lui un être humain en devenir, en intimité et résonance très profonde avec celle qui le porte, mais néanmoins déjà distinct d’elle. Or, ce qui déclenche une hémorragie est-il uniquement lié à ce qui se joue dans le monde du fœtus, uniquement à ce qui se vit dans l’utérus, les pensées ou l’inconscient de la femme, ou encore à une interaction entre ces deux univers physiques, sensoriels et psychiques? Compte-tenu de l’imbrication corporelle et psychique de ces deux-là, il serait présomptueux pour quiconque d’affirmer une exclusivité absolue, en dehors de données anatomiques ou génétiques bien spécifiques.

On peut en revanche concevoir aisément que le trop-plein d’angoisse, ayant débordé les capacités de contenance psychique de Monette vers la fin de sa grossesse, puis au moment de son hémorragie, de même qu’à la suite de l’appel téléphonique de sa fille, doive trouver des voies d’évacuation pour soulager la psyché. L’évacuation, à l’opposé de l’élaboration, n’est alors qu’un circuit court, une voie de délestage qui mène à des impasses symptomatiques.

Pour qu’une élaboration psychique s’effectue, la construction des images du corps dans la psyché doit être suffisamment solide. Une mentalisation, prenant appui sur des représentations cohérentes du corps, en adéquation avec l’âge et la situation d’un sujet donné, est alors en mesure de contenir les aléas fantasmatiques et pulsionnels.

Lorsqu’enceinte Monette essayait de se préparer à l’accouchement, c’était avec comme seul support un kaléidoscope d'images du corps, partielles et déstructurées, s’étayant sur ses propres représentations archaïques, ainsi que sur le chaos primitif de sa « naissance-accouchement de sa mère », qu’une tension cognitive considérable n’avait jamais réussi à organiser, probablement du fait des projections de l’angoisse de la mère au moment où celle-ci effectuait à l’infini ce même récit. La violence des projections maternelles déstructurait les tentatives de mise en forme de la fillette.

Ce n’est qu’avec les représentations de ce tableau cubiste, s’enracinant en terre primitive, que Monette tentait d’écouter les explications du médecin gynécologue. Autant dire qu’aucune des informations médicales ordinairement transmises aux femmes enceintes ne pouvait s’inscrire et trouver sens dans une telle désorganisation des images du corps.

Elle me dit également qu’on lui avait proposé de participer à des groupes de « préparation à l’accouchement, semblables à ceux qu’on trouvait en France à cette époque » mais qu’elle n’avait pas réussi à s’y rendre par peur de ce qu’elle aurait pu y entendre ou y voir. Elle avait imaginé que lors de ces séances serait projeté un film sur l’accouchement, et la pensée de cet éventuel « film d’horreur » lui avait fait fuir cette proposition. « Je ne suis pas majochiste » me dit-elle sentant qu’il y avait une erreur quelque part, mais où ? «Je n’avais aucunement envie de souffrir par avance. »

En effet, Monette n’était ni majochiste, ni masochiste, pas assez peut-être pourrait on ajouter, si l’on s’en tient au seul registre libidinal. Car pour supporter la douleur, encore faut-il que celle-ci puisse être un minimum érotisée. Ce qui n’a rien à voir avec un masochisme moral engendrant une posture de victime dans la vie, ou avec une perversion sexuelle avérée. Mais décrit juste ce qu’il faut d’une irrigation libidinale qui, en se liant à la souffrance, permet à celle-ci de se transformer grâce aux ressources fantasmatiques disponibles dans la psyché. Une forme de masochisme bien tempéré, le même qui permet à une femme mature dans sa génitalité, d’accéder à la jouissance.

Nombre de femmes témoignent comment, lors de leur accouchement, la douleur très violente et insupportable s’est, au moment de l’expulsion, soudainement muée en plaisir sexuel intense. Cette traversée par l’enfant du sexe maternel et l’afflux de sensations vaginales extrêmement vives est sans aucun doute une des raisons qui conduit la psyché humaine, ainsi que les mythes fondateurs de nos Civilisations, à mettre en place refoulement, tabous, ainsi que divers mécanismes de défense tels que clivage et idéalisation pour penser la mise au monde d’un enfant.

En dehors de cette image du corps explosée de la « femme en couches », Monette n’avait pas encore construit une génitalité suffisamment solide. Sa sexualité génitale adulte avait commencé juste avant son mariage avec ce « fiancé pressé mais attentionné » qui était son premier partenaire. Elle fut surprise de la facilité avec laquelle sa virginité céda. « Je m’en faisais toute une affaire mais n’avais pas vraiment peur » me dira-t-elle, car elle avait confiance en son mari, « un homme qui aimait les femmes et avait de l’expérience. Ce qui était ma foi très rassurant, pour moi qui avais coiffé Sainte Catherine depuis longtemps et ne savais même pas danser. »

Elle se décrit très amoureuse de son mari, « pas trop portée sur la chose, en tout cas pas autant que lui » mais consentante pour explorer « ce pan de ma vie de femme » qui lui procurait « pas trop de plaisir mais beaucoup de fierté » car son mari « était très bel homme, vous savez, et il plaisait beaucoup aux femmes. Faut dire qu’il savait y faire. ». Alors l’enjeu narcissique prit largement le pas sur la libido génitale. « J’étais passée en quelques mois de vieille fille de la campagne française à grande dame américaine, vous imaginez». Monette jouait à être « une femme ayant une vie conjugale bien remplie, de jour comme de nuit » mais les images du corps dans sa vie psychique correspondaient plus à celles de cette « jeune fille de pensionnat, très attardée comme je l’étais encore à vingt neuf ans » qu’à celle d’une aventurière ayant épousé un conquistador.

On ne peut parler en ce cas de faux self car Monette savait tout à fait qu’elle jouait à être un personnage qu’au fond elle n’était pas vraiment. On pourrait plus précisément parler de bulle narcissique, qui a éclaté à la suite de la mise au monde traumatique de son enfant.

Pendant les cinq années de sa vie de couple sans enfant, elle avait tout de même réussi à harmoniser ses représentations internes avec celles qui correspondaient à sa situation sociale. Un immense travail avait été effectué pour établir ce nouveau mode de vie, dans lequel elle se sentait « merveilleusement portée ». « Je peux vous garantir que pendant ces premières années, pas une seule fois je n’avais ressenti le mal du pays » répètera-t-elle souvent. «Il y avait tant à faire ». Son identité de femme adulte avait donc pu s’épanouir grâce aux nombreuses tâches à accomplir dans lesquelles Monette se donnait sans compter, et pour lesquelles elle recevait une reconnaissance légitime de la part de son entourage. C’est d’ailleurs grâce à cette solide construction qu’elle réussit à tenir bon après le départ de son mari, et à subvenir aux besoins de sa fille, malgré la situation financière désastreuse dans laquelle celui-ci l’abandonna quelque temps.

Toutefois, sa position de femme-amante n’était pas du tout installée. C’est elle qui vola en éclats lorsqu’elle prît conscience dans sa chambre d’hôpital, combien son corps avait été « dévasté » par l’intervention. Elle essayait de tenir son nouveau-né pour le nourrir « au biberon évidemment car dans ces conditions il n’était pas question de lui donner le sein » quand elle ressentit « une douleur si violente et inattendue que j’avais l’impression qu’un chien m’avait arraché le ventre. »

« A cet instant précis, je sus qu’il en était fini des relations avec mon mari » réussit-elle à me dire dans un sanglot de gorge. J’entends alors combien sa blessure psychique avait été plus profonde que la plaie physique vite refermée.

Si la « vilaine cicatrice » avait transformé son « ventre lisse et doux » en bourrelets séparé par « cette horrible trace », et que cet obstacle lui avait empêché par la suite, de dévoiler son corps à son mari, je mesure qu’aucune cicatrisation de la blessure narcissique n’avait été entamée au moment de son récit, soit vingt-six ans plus tard. Le jour où elle avait consulté l’encyclopédie médicale, elle avait cru comprendre qu’à l’heure actuelle, l’incision pour une césarienne s’effectuait horizontalement, juste au-dessus du pubis, et que la femme n’avait donc plus de cicatrice abdominale à la suite de cette intervention. Au lieu de se réjouir ou de se rassurer de cette situation, je suis stupéfaite de l’entendre murmurer, la voix étranglée, « avec la chance qu’on a dans ma famille, je suis sûre que Clotilde aura une césarienne de l’ancien temps ».

La « séparation de corps » avec son mari avait été décidée subitement, sans aucune élaboration psychique, et ne correspondait nullement à une absence de désir ou d’amour pour lui. « Je ne pouvais pas lui infliger ça » s’excuse-t-elle. Mais elle leur avait infligé à tous les deux bien pire encore. La séparation psychique avec sa fille avait probablement été ralentie de ce fait. Cette confusion des corps et des temps avec Clotilde en est un témoignage criant.

Il serait aisé de n’entendre dans ce qu’elle disait là qu’une projection de haine envieuse à l’égard de sa fille ou une rivalité œdipienne inversée, ce qui est loin d’être rare entre mère et fille. Or, sans écarter de telles notes affectives de ce contexte, il me semble que sa propre expérience non élaborée projetait inévitablement des hoquets d’angoisse sur les représentations du corps de sa fille.

On peut bien sûr également penser qu’une forte agressivité contre son mari s’était exprimée dans ce refus d’avoir des relations sexuelles avec lui. Le punir de ce dommage pouvait être un motif inconscient à cette interruption de leurs contacts physiques, car sans relations sexuelles pas de conception, et sans conception pas de grossesse ni de césarienne. Mais mon sentiment essentiel est qu’une faille narcissique avait été rouverte par les conséquences de cette intervention chirurgicale.

Une césarienne n’était pas plus pensable pour elle que ne l’était un accouchement par voie basse. Le travail pour symboliser cet acte aurait nécessité une grande disponibilité psychique. Or, la priorité était de s’occuper de son nourrisson, et Monette ne pouvait en même temps mobiliser son attention pour ce petit être, et panser sa blessure de femme.

Sa fragilité narcissique se révélait plus importante que ses capacités à s’engager dans une relation adulte, à la fois tendre et désirante. L’intimité avec un homme dont elle se disait très éprise, l’aurait pourtant aidé à réparer les dégâts psychiques de cette intervention, mais son identité de femme-amante était toutefois bien trop fragile. Ses images du corps concernant la génitalité féminine, extrêmement friables, régressèrent immédiatement à une étape antérieure aux expériences de son mariage. « J’imaginais le bas d’un seul bloc, et ne voulais ni qu’on me regarde ni qu’on me touche » se lamente-t-elle.

Elle prononçait « bas » comme on aurait dit « bas de contention ». Par ce « bas », elle désignait son sexe féminin et son ventre abîmé, dans une indifférenciation entre sphères gynécologique et digestive et me révéla avoir souffert par la suite, jusqu’au départ de son mari, de dysménorrhées et de constipation chronique.

Certes, celui-ci se révéla être un homme peu patient avec elle. S’il adopta immédiatement ce bébé né fille, il semble qu’il n’ait pas été en mesure de prendre en compte les difficultés de sa femme, débordé qu’il était lui-même par ses frustrations sexuelles masculines. « S’il ne s’était pas tellement braqué, j’aurais peut-être surmonté mes réticences » se lamente Monette, mais d’ajouter de suite « je n’en suis pas certaine car de mon côté quelque chose était brisé. J’avais perdu la foi en nous. » Monette n’était pas à même de dépasser les désillusions nécessaires, ni d’assumer une conflictualité vivante et constructive avec l’homme qu’elle aimait. Elle choisit donc le repli, ce qui lui était plus facile.

Elle ne sut pas non plus inscrire ce nouveau trio dans une dynamique relationnelle, libidinale et affective, support de la santé psychique d’une famille naissante. Elle ne se sentait à l’aise que dans les relations duelles. La dynamique conflictuelle inévitable dans ces moments de grand remaniement ne lui était pas possible.

A la séance qui suivit celle de « l’accident des chiens », Monette rapporta un rêve dans lequel un gigantesque bébé « sorti de je ne sais où, si vous aviez vu comme il était affreux » la poussait « hors de son lit », la faisant « rouler au sol ». Honteuse, elle me confia qu’elle s’en était prit « violemment à lui, le frappant au visage », puis s’était réveillée avec des palpitations cardiaques désordonnées. Nous pûmes ensemble élaborer la haine à l’égard de ce bébé du temps passé, qui n’avait pu à cette époque, n’être qu’« adorable ». Monette avait beaucoup de peine à penser l’ambivalence des sentiments et tous ces émois contradictoires qui traversent inévitablement le cœur humain, même celui d’une mère aimante et fiable.

Cet accès à des sentiments jusqu’alors clivés, eut pour effet magistral de lui permettre de rencontrer sa fille enceinte, qu’elle avait fuie jusqu’alors. Elle la trouva « tellement magnifique dans sa robe de grossesse», et eut plaisir à échanger avec elle. Au cours d’un déjeuner, elle put écouter celle-ci rêver à loisir sur cet enfant à venir, la layette et la décoration de la chambre et s’émouvoir devant les images de l’échographie, « c’est extraordinaire ce qui se fait maintenant ». Suivirent plusieurs après-midis d’emplettes que Monette avait tant désirés, mais qui lui étaient hors d’atteinte tant ces visions de fin du monde et de dévoration obstruaient l’horizon.

Elle se décida enfin à organiser une soirée chez elle, avec sa fille et son gendre, « ils ne sont pas mariés mais je dis mon gendre car c’est plus commode », qui permît de lever ses dernières appréhensions, et d’envisager l’arrivée du bébé en dehors de toute représentation désastreuse. Elle avait concocté un délicieux dîner et avait préparé « plein de surprises ». « Clotilde avait les larmes aux yeux » me confia Monette, qui lui remit « des tirages de photographies d’elle toute petite, dans notre première maison en Argentine, un arbre généalogique familial comme elle me l’avait demandé, et deux adorables petites robes premier âge, que nous avions contemplées ensemble dans les Grands Magasins. » Son gendre Yvon, très touché lui aussi, se mit à raconter ses propres souvenirs d’enfance, et Monette apprît que sa petite fille porterait un prénom breton, comme tous les membres de la famille d’Yvon.

« C’est alors que je compris ce qu’est un couple et une famille » déclara-t-elle dans une émotion très intense. Clotilde et Yvon participaient à des séances d’haptonomie et lui firent partager cette expérience. Ce qu’en retînt Monette n’était pas la communication précieuse entre une femme enceinte, le futur papa et leur enfant à venir, mais comment un couple pouvait vivre sa rencontre sensuelle en unisson avec l’enfant en gestation. C’est comme si, en face d’elle, apparaissait pour la première fois la rencontre charnelle entre un homme et une femme, ainsi qu’une dé-fusion entre une mère et son enfant. Toutes ces représentations circulaient et communiquaient sans angoisse. « C’était tellement simple ». Elle se sentit délestée d’une charge « pesant depuis je ne sais combien de générations » me dira-t-elle, ajoutant, « dans ma famille, les hommes étaient toujours au-dessus, écrasants. Mon gendre, lui, est avec Clotilde. »

Le lendemain de cette soirée, elle se rendit à la bibliothèque et emprunta des livres sur l’accouchement. C’est dans une immense fébrilité qu’elle réussit à ouvrir le premier, « confortablement adossée à mon oreiller», avant de préciser « mais je l’ai vite refermé ». Les livres reposaient sur sa table de chevet et Monette put les reprendre tranquillement. Elle me fît part à la séance suivante de son étonnement : « finalement, c’est vraiment simple ». me dit-elle, « J’ai compris comment le col de l’utérus se dilate puis s’efface pour permettre à l’enfant de glisser comme sur un toboggan, dans le tunnel vaginal. » Me voyant sourire à cette description, elle avoua qu’elle n’avait « pas trop ouvert les livres compliqués, ça me fait encore peur, ni tellement lu les explications ». Monette avait regardé les illustrations d’un livre destiné à l’information sexuelle des enfants et y était revenue avec plaisir, à l’aise avec ces représentations colorées, toutes dénuées d’angoisse. « Une fois que j’aurai tout bien intégré, je pourrai lire ceux pour adultes » précisa-t-elle en se frappant doucement la tempe comme pour mieux imprimer ces nouvelles connaissances.

Pour ma part, je trouvais ce choix extrêmement juste et pertinent, et n’étais nullement inquiète des capacités cognitives de Monette. La symbolisation pouvait enfin s’effectuer en adéquation avec des images du corps qui n’avaient pas dépassé dans la psyché un niveau infantile. Lorsque l’angoisse serait allégée, une harmonisation des images du corps dans leur composante affective et cognitive s’effectuerait et Monette pourrait se tourner sans entrave vers des lectures plus scientifiques.

Gwennaelle naquit une semaine avant le terme prévu, dans les meilleures conditions qui soient. « La péridurale, quelle invention formidable ! » s’exclamait Monette qui avait eu « cette chance inouïe » de voir sa petite fille le jour de sa naissance. « Clotilde semblait tellement sereine, je n’en croyais pas mes yeux ! C’est elle-même qui m’a appelé, avec son téléphone portable, pour m’annoncer la nouvelle vous savez. Tout s’est très bien passé. Yvon me l’a confirmé ». Monette avait tout de même scruté le moindre des signes émis par sa fille et avait constaté qu’elle semblait « avoir un peu mal quand elle changeait de position, assise dans son lit, mais bon il y a toujours des petites choses qui ne vont pas après un accouchement, l’inverse ne serait pas normal. »

La petite fille ressemblait beaucoup à son papa, ce qui tranquillisait Monette. « J’ai encore parfois mes mauvaises pensées mais quand je pense à Yvon et à sa famille je suis tout de suite rassurée » me dit-elle à plusieurs reprises. Clotilde avait mené à bon port cette enfant qui s’inscrivait d’emblée dans sa famille paternelle. La terre Bretonne accueillait Gwennaelle qui échappait ainsi aux eaux maternelles, toujours un peu sombres et troubles. Pour qu’une naissance advienne au mieux, il faut qu’elle s’inscrive peu ou prou dans l’entre-deux parental, avec une marque suffisante du côté paternel, grâce à la date de naissance, à des traits de ressemblance physique, à un désir formulé par le père, à un élément culturel, ou à tout autre indice de reconnaissance qui permettra à la dynamique familiale d’inscrire au plus vite ce petit humain sur le terroir du Symbolique.

Deux années après cette séance de « l’accident des chiens », Monette arriva à mon cabinet, égayée par une découverte qu’elle était pressée de me faire partager. « Cela fait plusieurs jours que j’y réfléchis et maintenant j’en suis sûre » me dit-elle en arrivant, stimulant ma curiosité face à son empressement. « Dimanche soir, après avoir gardé Gwennaelle tout le weekend car mes enfants étaient en province pour un mariage, je reçois l’appel de mon gendre qui venait chercher la petite et ne réussissait pas à se stationner dans mon quartier. Je prépare rapidement ses affaires et descends avec elle. En arrivant sur le trottoir, il se passa quelque chose d’incroyable. La petite apercevant son papa, me lâcha la main et courut vers lui. Au même moment passait un chien qui se mit à aboyer. J’eus immédiatement le sang glacé et le souffle coupé, voyant Gwennaelle dans la gueule du chien. Vous ne pouvez pas savoir, rien que d’y penser j’en ai encore le plexus noué. Je ne sais toujours pas comment elle se retrouva dans les bras de son père, qui de sa grosse voix ferme demandait au chien de se calmer, et dont le maître s’excusait lâchement en disant que son chien adorait les enfants et qu’il ne fallait pas se fier aux apparences. Gwennaelle, souriante, avait l’air de ne s’être aperçu de rien, toute à son plaisir d’avoir retrouvé son papa. Quand je l’ai vue ainsi, les boucles blondes dépassant de son bonnet, ses joues bien roses, rondes comme des pommes, j’ai compris. J’ai compris que c’était ma peur qui transformait tout. »

Les jours suivant cet incident, Monette avait longuement médité sur ce qui avait bien pu se passer dans ma rue, le jour de l’annonce des contractions de sa fille, et en vint à la conclusion suivante : « Je pense qu’en fait le gros chien noir n’avait pas mordu la petite chienne blanche, vous savez. Ce doit être mon esprit qui avait fabriqué ça, tellement j’étais en panique à l’approche de l’accouchement de Clotilde. Il est possible qu’en les entendant aboyer, j’ai eu une peur incontrôlable et ai imaginé ça. Pourtant je revois encore l’image. Evidemment, je ne peux être sûre de rien, avec une tête comme la mienne. »

Monette avait lentement élaboré ses images archaïques du corps, maillées dans un pulsionnel débridé et des émois contrastés, et pouvait maintenant penser ses angoisses de dévoration et de mort, de manière moins « folle ». S’appuyant sur la relation de transfert, elle avait réussi à venir à sa séance après l’appel téléphonique de sa fille, et avait utilisé ma rue pour mettre en scène sa fantasmatique terrifiante concernant la mise au monde d’un enfant, me donnant à entendre un scénario qui était jusqu’alors innommable pour elle.

Ce fantasme terrifiant, contenu grâce à une représentation extérieure à la psyché (hallucination d’une scène de rue) put être progressivement symbolisé. Il fut tout d’abord décrit, relaté, commenté, puis peu à peu transformé grâce à la relation de transfert, et rendu assimilable pour la psyché. Sans travail psychanalytique, il aurait été périlleux pour Monette d’aborder les rives de l’accouchement de sa fille, et de la naissance de sa petite fille.

Grâce à sa détermination, elle avait réussi à épargner à sa fille le récit de sa césarienne, et avec l’aide thérapeutique, elle évita de contaminer celle-ci par son angoisse dévastatrice quant aux représentations de l’accouchement. Le scénario-catastrophe annoncé se mua en scène de la vie ordinaire, toujours profondément émouvante lorsque celle-ci touche au « miracle de la vie ». La psychanalyse avait rempli là sa tâche de rompre la succession des répétitions. Une nouvelle Représentation pouvait alors se jouer.