Eole aimé des Immortels (…) me donna une outre
où il avait bouclé les chemins des vents hululants.
Car le fils de Cronos l’avait créé gardien des vents :
il pouvait les calmer ou les déchaîner à sa guise.
Dans le profond navire il la noua d’un fil d’argent
brillant,afin qu’il n’en pût pas sortir le moindre souffle
Puis il fit s’élever un souffle de zéphyre

Homère, L'Odyssée, traduction de Philippe Jaccottet

 

 

Prologue

L’enfantement est un voyage, un passage, une périlleuse aventure. La femme qui mène au monde son enfant reprend le tissage de sa mère, de ses grand-mères, de ses arrière- grand-mères, continuant ainsi l’histoire de son père, de ses grand-pères, de ses arrière grand-pères, et tire un fil, noué à celui d’un amant, d’un géniteur, d’un père pour son enfant, afin d’inscrire cet enfant-là dans une double filiation, quand bien même celle-ci resterait marquée d’un X à jamais.

L’accouchement est l’étape ultime, la plus vive, la plus émouvante, souvent la plus violente de l’enfantement. A tous les âges de l’humanité, une femme a porté, dans des eaux douces, mouvantes ou folles, un petit être, pour le mener sur la Terre des hommes. Si des parents d’accueil sur le port se présentent, nouant à leur tour, leur double filiation au fil tendu par leur enfant, ils se doivent d’avoir présent à l’esprit que cet enfant a déjà fait un grand voyage, qui jamais ne sera effacé. La mémoire de son corps, de sa psyché, bien plus fidèle que tous ses souvenirs conscients, bien plus puissante que l’oubli, laisse son œuvre dans l’inconscient.

La mère génitrice et l’enfant ont vogué sur le même bateau, qui peut-être a heurté un iceberg et a failli couler, ou très paisiblement a croisé au grand large. Le terme du périple est l’instant le plus fort, lorsque ces deux-là se séparant pour toujours, se rencontrent enfin, pour la première fois. Juste avant l’arrivée, dans les voiles souffle un vent violent, très puissant, le bateau gîte, tangue fortement et la tempête bat son plein lorsqu’à l’horizon soudain, jaillit le phare éblouissant. 

La mère et l’enfant ont chacun leur expérience propre et singulière du voyage et de son achèvement. Le capitaine du bateau n’a pas la même vision, les mêmes sensations, les mêmes émotions que le passager bien au chaud dans la cale. Ils ont navigué de concert, le capitaine tenant la barre, le passager tour à tour balancé ou secoué par la vague, et sans cesse bercé par les bruits qui lui tiennent compagnie. Quand l’heure du débarquement s’annonce, qu’une précipitation à bord se fait sentir, le capitaine aux prises avec les rafales et la houle, tentant de garder la tête froide et d’accoster son bateau contre vents et marées, malgré ses peurs, sa peine, sa fatigue, ou fort de son émerveillement face à l’aurore matinale, est dans une posture bien différente de celle du passager qui va être expulsé de ce lieu chaud et obscur, le seul connu de lui. Que sa sortie se fasse dans une violence féroce, ou lentement dans l’étroit couloir trop serré, ou encore soudainement par la cale toute ouverte, son expérience sera bien sienne, et unique.

L’accouchement de la mère est tout autre que la naissance de l’enfant.

La mémoire de cette traversée de naissance s’inscrira à jamais dans la psyché du sujet nouveau-né, qui gardera pourtant aussi des traces de l’accouchement de sa mère, par les secousses traversées en commun, par les émois éprouvés en cet instant inouï de la séparation des corps qui parfois est vécue comme un arrachement, et lors de leur reconnaissance mutuelle. 

Reconnaissance accordée par le regard de la mère, le prénom attribué à l’enfant, le contact peau à peau, la douceur ressentie ou le dégoût éprouvé. Reconnaissance effectuée par l’enfant, grâce à l’odeur de sa mère qui emplit ses narines avec l’air pris d’un coup dans ses poumons déployés, grâce à sa sensorialité nouvelle et multiple le reliant à celle qu’il fait mère, grâce à la saveur du lait qui coule dans sa bouche, sa gorge et son tube digestif pour la première fois traversé…

Reconnaissance croisée par celle d’un père, qui donnera son nom à l’enfant, ou absence de reconnaissance qui marquera tout autant ces prémisses de vie. 

L’accouchement d’une femme est une odyssée inconsciente qui chaque fois revisite ses propres émois de naissance, ceux de l’accouchement de sa mère, son imaginaire habité par les figures de ses récits familiaux ou intimes, par les démons ou les elfes des épopées légendaires, par des formes hybrides rôdant sous les eaux juste avant l’accostage, par les peurs ancestrales, la douleur immémoriale, son sexe offert au dénuement extrême, les risques d’accident, les couleurs idylliques de l’aurore boréale, les bains de sang et les scènes de carnage, le  dégoût de la chair et de ses excréments, la jouissance éprouvée à l’acmé de l’effort, les larmes et les cris, la douceur d’un instant, la violence et l’amour, la tendresse infinie, la haine et l’orgie, le souffle de l’amante ou de l’agonisante, la paix étrange, le silence, le dépassement, et à l’approche des terres humaines, la mort, qui toujours rôde et hante, car qui transmet la vie transmet la mort tout autant. La vie, le sexe, l’amour, la mort, noués en un moment  et en un acte : l’accouchement.

L’accouchement d’une femme est une odyssée inconsciente qui se conjugue au « féminin plurielles » ainsi qu’au singulier, et aborde sur le rocher où un Autre se tient,  croisant l’universel à la subjectivité de chacune.